« La Distance », Tiago Rodrigues, l’Autre scène du Grand Avignon Vedène, Festival Avignon 2025

Est-il mort mon soleil ?

Lorène de Bonnay
Les Trois Coups

Cette année, Tiago Rodrigues embarque le public dans une dystopie déchirante. « La Distance » évoque la relation entre un père resté sur Terre et sa fille, amenée sur Mars, en 2077. Le spectacle a été conçu pour Adama Diop et Alison Dechamp et le texte achevé au plateau il y a quelques semaines. La simplicité, la justesse, le lyrisme de cette création qui rend hommage aux liens (donc au théâtre), dans un univers inquiétant et difficilement pensable, a de quoi nous ébranler.

Le dramaturge portugais a l’art de se renouveler. Qu’il réécrive des tragédies, monte des romans ou un drame de Tchehkov, qu’il évoque la littérature, le théâtre, ou l’actualité politique et sociale, son écriture atteint toujours une intensité dramatique singulière. Ici encore. 

Campé avec puissance et naturel par Adama Diop, Ali est présent sur une tournette dès l’arrivée des premiers spectateurs. Pensif, voire préoccupé, il nous regarde ou nous ignore. Il attend. Son monde circulaire, qui représente la planète Terre, est composé de troncs d’arbres enchevêtrés, couchés au sol et d’un petit meuble rectangulaire plus personnel (comprenant un tourne-disque, des livres, des photographies, une thermos). Il adresse un premier message à sa fille Amina qui achève son voyage interstellaire. Il sait que ses paroles enregistrées (une unique fois) seront entendues à son arrivée.

Les règles de l’échange sont claires, fixées par la communauté Novus, une « Corpo-nation » oligarchique : chacun doit répondre pour que le dialogue se poursuive, sinon, il est interrompu. Au fur et à mesure, Ali apprend que leur relation si lointaine est en outre limitée dans le temps : lorsque Mars se cachera derrière la planète bleue, dans moins d’une année, une « quarantaine de silence » se produira et sa fille, aidée par un « cocktail chimique » l’oubliera… Certes, Amina a le droit de changer d’avis en théorie, et de revenir, mais plusieurs « effondrements » ont déjà eu lieu sur Terre et ils se poursuivront jusqu’à « la fin » qui semble irrémédiable.

Surtout, le « protocole d’oubli » est déjà entamé… La jeune fille, sur son astre, répond à son père qui la surnomme joliment « mon soleil ». Elle lui parle comme elle ne l’a jamais fait dans l’appartement qu’ils partageaient ensemble, ou lorsqu’elle vivait à Sydney, étudiante. Là, devant un gros rocher rouge, placée à côté d’un globe en verre enfermant un arbre miniature, elle décrit l’existence des mille « oubliants » sur cette terra incognita : des individus en pleine santé, ayant des « compétences », dont on efface tout, excepté la mémoire « technique ». Ces humains sélectionnés sont ainsi censés assurés la survie de l’espèce humaine et changeront, non « le monde » mais « de monde » !

Le dispositif place donc le père et sa fille sur un disque qui tourne sans interruption. Juchés sur une nouvelle roue de Fortune, sans Dieu, chacun dans un rayon limité (une moitié de cercle), ils représentent des humains tour à tour glorieux ou humiliés, proches de la bête ou de l’ange. Leur équilibre est plus que précaire.

Il est bien trop tard pour renoncer à l’orgueil et aux vanités, étant donné l’état de la terre et l’exil sur Mars. Le plateau pivote dans le sens des aiguilles d’une montre pour indiquer à quel point le temps file pour eux. Sauf à la fin où celui de l’horloge n’a plus de sens. Il leur reste juste quelques moments pour retisser le lien et se dire l’essentiel, si c’est possible. D’autant que chaque personnage a un tour de parole déterminé, qui semble similaire pour les deux, mais peut varier en fonction des messages. Autrement dit, le rythme s’accélère (ou se ralentit).

Amina et Ali se courent après, mais ne peuvent habiter le même espace. Sauf dans les songes…  Grâce à la qualité de la scénographie, des lumières, de la musique, du rythme et de la direction d’acteurs, la mise en scène met si bien en valeur leur indicible séparation et leur intimité.

L’espoir est un don

Cette forme à la fois simple et virtuose, sublimée par les comédiens, fait ainsi se succéder des monologues aux tonalités variées : la colère d’abord, la peur et la joie, l’angoisse et l’espoir, le désespoir et le calme, la mélancolie, enfin. Les deux générations, les deux individus, s’affrontent, avant de s’accorder peu à peu, au son de l’exquise chanson brésilienne de Caetano Veloso, Sonhos.

Le père envoie cette madeleine à sa fille pour son anniversaire : elle rappelle la langue de la mère portugaise d’Amina, décédée, et entretient l’espoir : « Il n’y a pas de révolte, non / Je veux juste que tu te trouves / La mélancolie est parfois bonne / C’est mieux que de marcher vide / L’espérance est un don / Que j’ai en moi / Je l’ai, oui / Il n’y a pas de désespoir, non / Tu m’as appris des millions de choses / J’ai un rêve entre les mains / Demain sera un nouveau jour / Je vais certainement être plus heureux. / Quand mon monde était plus un monde… ».

Car Ali et Amina ont deux visions opposées de l’espérance, exprimées posément dans une lettre écrite par le père : « l’une se heurte à l’imperfection, elle est patiente, elle écoute ; l’autre, cruelle, a besoin de tout détruire pour recommencer à nouveau et se croit inédite ». Ce conflit très adolescent n’en reste pas moins touchant. La jeunesse croit pouvoir s’inventer ex nihilo. Elle refuse l’héritage, la transmission.

Il faut dire que la terre est détruite et force à l’exil radical. Amina « choisit » sa vie, renonce à la république sur Terre et à sa citoyenneté, au nom d’un droit à l’oubli. Elle exalte une autre beauté, hostile, une « aurore verte » étrangère au « Beau et au bien » appris par son père. Sa révolte est naïve. Tiago Rodrigues dénonce justement l’état du monde à travers des images candides mais pas niaises : le bruit horrifique d’un « frigo géant » qui permet de respirer dans les galeries souterraines devient un bruit du monde merveilleux, pour Amina ; « l’huile d’olive » est fabriqué artificiellement sur Mars même si aucune tomate ne peut en exhausser le goût ; les corps des « oubliants » se trouvent « appariés » pour enfanter : confinés, niés, ils servent à « inventer une nouvelle vie » !

Bien sûr, Amina s’aperçoit que les souvenirs narrés par Ali (obsédé par les photographies du passé) reviennent dans ses rêves : le sable rouge, les méduses, le cheval, la mère, un costume marron, une montre sont nommés, s’inscrivent dans son cerveau mais s’effacent aussi… À un moment, sentant advenir sa disparition, Amina laisse affleurer tout ce qu’elle éprouve pour son père et lui offre un poème : son amour pour lui est « distant, critique, constant, proche, il n’oublie pas et il dit tout ». Les disques lumineux de ces deux êtres finissent pourtant par s’éloigner, fatalement, dans un vide et une nuit innommables. Les paroles de la chanson brésilienne se répandent alors dans l’espace infini. Un fil relie encore ceux qui sont devenus des fantômes ou des anges gardiens, l’un pour l’autre. Et pour nous.

La Distance questionne avec une délicatesse poignante ce qui meurt et ce qui se tisse, aussi. Avec innocence et profondeur, le spectacle fait le constat de ce qui existe encore entre les individus et perce les cœurs. Que ces liens tiennent, espérons-le.

Lorène de Bonnay


Le texte est traduit par Thomas Resendes et édité aux Solitaires intempestifs
Texte et mise en scène : Tiago Rodrigues
Avec : Alison Dechamps, Adama Diop
Durée : 1 h 45

L’Autre Scène du Grand Avignon – Vedène • Avenue Place de Coubertin • 84270 Avignon
Du 7 au 26 juillet 2025 (sauf le dimanche), à 12 heures et 17 h 30
De 7 € à 45 €

Dans cadre du Festival d’Avignon, du 5 juin au 26 juillet 2025
Plus d’infos ici

Réservations : 04 90 27 66 50 

Tournée : dates ici

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Photos : © Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon

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