Emportée par la houle
Par Franck Bortelle
Les Trois Coups
C’est en 1968 que Simone de Beauvoir publie « la Femme rompue ». Trois récits dont le personnage principal est à chaque fois une femme d’une quarantaine d’années, quittée par son mari pour une autre. Deuxième pièce de ce tryptique, le « Monologue », qu’adapte Steve Suissa, fait figure d’ovni dans la carrière de Simone de Beauvoir tant par le caractère ramassé de son récit (une trentaine de pages), son style, résolument « trash » comme on dirait aujourd’hui, que par l’intrusion du divin auquel fait appel le personnage vers la fin. Durant une heure dix, Évelyne Bouix seule en scène est Murielle. Dire que sa prestation relève de la performance est un euphémisme.
Simone de Beauvoir disait à propos du « Monologue » de la Femme rompue : « J’ai choisi un cas extrême : une femme qui se sait responsable du suicide de sa fille et que tout son entourage condamne. J’ai essayé de construire l’ensemble des sophismes, des vaticinations, des fuites par lesquels elle tente de se donner raison. […]. Pour récuser le jugement d’autrui, elle enveloppe dans sa haine le monde entier. Je voulais qu’à travers ce plaidoyer truqué le lecteur aperçût son vrai visage. ».
Ce visage, c’est celui d’Évelyne Bouix. La comédienne, durant une heure dix, va exprimer, avec une gouaille qu’on aurait eu du mal à imaginer chez elle, les tourments intérieurs de cette femme brisée par l’exercice de la vie, de l’amour, de la culpabilité. Qu’elle récuse pour mieux la recracher sur l’humanité tout entière. Jurant comme un charretier ou invectivant d’une ironie mordante un hypothétique auditeur, se roulant par terre de désespoir ou abjurant des fautes qu’elle se refuse d’avoir commises, elle donne au texte de la papesse de l’existentialisme une prodigieuse énergie. Drapée dans un peignoir ordinaire, pieds nus ou en méchantes godasses, tout l’apanage vestimentaire de la femme esseulée, que les flonfons du bal et les feux d’artifice du premier de l’An qui arrivent jusqu’à elle isolent plus encore, elle se perd dans un délire de haine et d’acrimonie qui aura raison de sa raison, de sa solitude, de sa vie.
On est frappé par le jeu viscéral de la comédienne, mais aussi par la modernité de ce texte quarantenaire, que seuls quelques détails insignifiants permettent de recontextualiser.
Pour donner corps à ce plaidoyer en faveur de la femme trahie, qui ne prend jamais l’allure d’un manifeste féministe, Steve Suissa, metteur en scène profondément sensible et humaniste (il suffit de voir ou revoir Cavalcade ou le Grand Jeu, deux films splendides qu’il réalisa en 2004 et 2005 pour s’en convaincre), a choisi la sobriété absolue. Quelques éclairages soignés, un simple fauteuil pour décor, et c’est tout. Le reste tient dans la direction de la comédienne. La performance de celle qui fut Édith Piaf à l’écran pour Claude Lelouch (Édith et Marcel) n’est d’ailleurs pas sans rappeler celle de la Môme dans le monologue le Bel Indifférent, que lui écrivit Cocteau. Assurément, Piaf, Bouix, de Beauvoir sont taillées dans ce même roc, qui fait les femmes fortes et volontaires. De Beauvoir disait : « On ne naît pas femme, on le devient ». En voyant le travail d’Évelyne Bouix sur les planches du Théâtre de l’Atelier, on pourrait affirmer de la même manière qu’on ne naît pas comédienne, on le devient. Elle le prouve avec ce « Monologue ». Magistralement. ¶
Franck Bortelle
la Femme rompue, de Simone de Beauvoir
Mise en scène : Steve Suissa
Collaboration artistique : Caroline Duffau
Avec : Évelyne Bouix
Décor : Paul Rias
Lumières : Ghislain Hocde
Son : Vincent Buton et Jean‑François Thomelin
Costume : Bernadette Vilard
Photo : © D.R.
En coproduction avec Pascal Legros Productions
Théâtre de l’Atelier • 1, place Charles‑Dullin • 75018 Paris
Réservations au théâtre : 01 46 06 49 24 de 11 h à 19 h
Agences et F.N.A.C. : 0 892 683 622
Résathéâtre : 0 892 707 820
Depuis le 5 octobre 2007 du mardi au dimanche à 19 h
Durée : 1 h 10
7 € à 30 €