Sans tré… Mollot
Par Sylvie Beurtheret
Les Trois Coups
Elle et lui dansent langoureusement sur fond de coucher de soleil… Ne vous fiez pas à l’affiche, bouffie de romantisme : « la Fin d’une liaison » n’a vraiment rien du mélo sirupeux, sentimental et niais. C’est cérébral, précis, caustique, clinique, à l’image même du roman de Graham Greene, dont Alain Mollot a tiré la quintessence dans cette adaptation théâtrale sidérante. Un travail d’équipe exemplaire, redoutablement habile et efficace, malgré quelques longueurs.
Londres, les années quarante, la guerre… L’écrivain Maurice Bendrix s’éprend de Sarah, mariée au brave haut fonctionnaire Henry. Les amants s’aiment passionnément jusqu’à ce jour où ils subissent un bombardement terrifiant. Elle l’abandonne alors, sans un mot d’explication. Pour éclaircir le mystère de cette séparation Maurice, qui ne reverra pas Sarah pendant deux ans, engage un détective privé. À lire le résumé de cette intrigue amoureuse, on peut se croire une énième fois confronté au trio infernal du mari, de la femme et de l’amant, qui a fait les beaux jours du vaudeville à la française. Sauf que chez le grand écrivain britannique, dont la plume acérée fouille avec minutie les tréfonds de l’âme humaine, le sujet invite plus à la réflexion métaphysique qu’à la badinerie. Passion, haine, jalousie, mort, doute, foi (un écho à l’attitude ambiguë de l’auteur converti à l’égard du catholicisme) : tous les grands thèmes de ce roman troublant et équivoque sont au rendez-vous sur l’immense plateau de la Scène Watteau. Car le directeur du Théâtre de la Jacquerie, Alain Mollot, a su ciseler avec une extrême justesse cette riche matière littéraire pour en extraire tous les sucs.
Mais comment mettre en théâtre les souvenirs de Bendrix, l’amant délaissé qui écrit sa propre histoire pour se libérer d’une jalousie qui l’étouffe ? Alain Mollot a eu la belle idée de faire appel au talent onirique de Jean‑Pierre Lescot, ce grand magicien du théâtre d’ombres qui, à coup de projections et d’ombres chinoises, fait jaillir des décors animés autour des comédiens. Et tout le miracle vient de là, de cette petite mécanique de l’illusion qui projette l’histoire comme sur grand écran et nous enveloppe d’images envoûtantes : les vitraux d’une église ou la pluie qui tombe, aussi métallique et cruelle que ces bombes vomies par le ciel. Les personnages surgissent de panneaux noirs mobiles, comme ils assaillent la mémoire de Maurice. Car, nous sommes dans la tête de Bendrix, dans ses délires, dans ses fantasmes, dans ses contradictions. Et, dans ce décor d’ombres et de lumières, il nous entraîne dans le balancement perpétuel de son histoire, qui oscille comme un pendule entre l’amour et la haine, le sublime et le ridicule, le tragique et le drôle, le mysticisme et le matérialisme, la foi ou l’agnosticisme. Pris dans ce mouvement de métronome, on finit par se demander : j’aime ou je n’aime pas ?
Car, malgré la solide cohérence des scènes qui se succèdent, on décroche parfois. Tout comme nous tombe quelquefois des mains le roman de Graham Greene. Ce n’est pas tant qu’on s’ennuie (enfin, un peu tout de même). Disons plutôt qu’on suit ça d’un œil détaché, sans émoi particulier. Comme quand on lit le roman de Graham Greene. C’est que la plume chirurgicale de l’écrivain britannique vise plus l’introspection que l’émotion. Tout comme la mise en scène d’Alain Mollot, qui court après la vérité et non pas le réel. Du coup, cette épatante théâtralisation ne donne pas le grand frisson.
Mais, pour faire pencher la balance du bon côté et convaincre les spectateurs, il y a les excellents comédiens, tous remarquables dans leur maîtrise du jeu, leur distance, leur humilité. Ils incarnent les personnages avec une telle justesse qu’on dirait que l’encre de Graham Greene leur coule dans les veines. Il y a Yola Buszko, lumineuse et habitée, aussi volage et pure que cette Sarah qui a attrapé la foi comme une maladie. Le pudique Frédéric Chevaux campe quant à lui un Henry attendrissant de candeur, de lâcheté et de résignation. Tandis que Jean‑Philippe Buzaud (Smythe) est repoussant à souhait en hérétique illuminé et visqueux. Joan Bellviure apporte, de son côté, une note comique et fraîche en détective privé (Parkis) tout droit sorti d’une B.D. Et puis, il y a le charismatique Emmanuel Depoix qui, sous ses faux airs de Robin Williams, impose avec évidence un cinématographique Bendrix, fulgurant de cynisme, de noirceur narquoise, de passion et de jalousie dévorantes.
Alors, quand tombe à genoux cet amant abandonné, perce enfin l’émotion. Sous la prière aux accents claudéliens de Bendrix – « Ô Dieu, vous en avez fait assez. Vous m’avez assez dépouillé. Je suis trop vieux et trop fatigué pour apprendre à aimer, laissez-moi tranquille à tout jamais » –, on entend la voix de Mesa dans le Partage de midi. Et on se dit que ce spectacle-là est un sacré bel hommage à la magie théâtrale. ¶
Sylvie Beurtheret
la Fin d’une liaison, de Graham Greene
Par la Cie du Théâtre de la Jacquerie
Adaptation théâtrale et mise en scène : Alain Mollot
Mise en images : Jean-Pierre Lescot
Traduction et coadaptation : Catherine Verlaguet
Avec : Joan Bellviure, Yola Buszko, Jean-Philippe Buzaud, Frédéric Chevaux, Emmanuel Depoix
Manipulation des images projetées : Sylvain Blanchard et Jessy Caillat
Assistante à la mise en scène : Marie de la Guéronnière
Lumières : Philippe Lacombe
Costumes : Charlotte Villermet
Conception sonore : Gilles Sivilotto
Photo : © Krysztof Tusiewicz
La Scène Watteau • place du Théâtre • 94736 Nogent-sur-Marne
Réservations : 01 48 72 94 94
Du 10 au 14 novembre 2009 à 20 h 30, le 15 novembre 2009 à 16 heures
Durée : 1 h 45
De 9 € à 15 €
Reprise les 21 et 22 novembre 2009 au Théâtre de Saint-Maur, du 26 au 29 novembre 2009 au centre des Bords-de-Marne au Perreux, le 3 décembre 2009 au Théâtre de Cachan, le 5 décembre 2009 au N.E.C.C de Maisons-Alfort, du 8 au 18 décembre au Théâtre des Quartiers-d’Ivry, le 8 janvier 2010 au Théâtre Jean-Arp de Clamart, le 19 janvier 2010 au Théâtre Firmin-Gémier d’Antony, les 21 et 22 janvier 2010 à l’A.B.C. de Dijon, le 26 janvier 2010 au Théâtre de Morteau, le 29 janvier 2010 au centre culturel Aragon-Triolet d’Orly, du 4 au 19 février 2010 au Théâtre Romain-Rolland de Villejuif