Le désir d’un temps retrouvé
Par Lorène de Bonnay
Les Trois Coups
« Si la Culture n’était pas la recherche du temps perdu mais la recherche du temps à venir ? », lançait Olivier Py pour attaquer son édito du 24 mars dernier. Si la 75ème édition du Festival d’Avignon permettait de réunir une communauté capable de réenchanter l’avenir ? Examinons un peu cette programmation. Non pour rêver, avec fébrilité et désarroi, comme il y a un an, mais pour se mettre en appétit. Un appétit gargantuesque, en ces temps de disette.
Nous avons tardé à annoncer la programmation de cet été, espérant avoir des informations plus précises sur les conditions réelles de la tenue du Festival. Les annonces de cette semaine étant assez positives (jauge possiblement pleine et « pass sanitaire » à déterminer), ne boudons plus notre plaisir. Déjà, on peut revoir la conférence de presse qui invite à « Se souvenir de l’avenir ».
Dans son édito, le directeur du Festival évoque avec le lyrisme qu’on lui connaît, celui qui nous meut, le pouvoir de l’art vivant : « une œuvre d’art spectaculaire […] peut créer un désir de vie plus large, accompagner une vie entière, épauler des combats, conforter des rêves nouveaux ». Une représentation est une « expérience collective [qui] participe au sentiment d’appartenance à la société et à l’Histoire », elle permet de partager des valeurs et un « désir commun » naissant d’abord dans « la vie intérieure de chacun ». L’événement avignonnais représente, quant à lui, une véritable utopie créatrice d’autres utopies : « À Avignon, tout le monde a droit à la jeunesse car il ne s’agit pas de biologie mais de capacité à désirer ce qui vient, l’inconnu, l’imprescrit, l’inattendu, l’inespéré ». Les esprits réunis veulent « croire que quelque chose de nouveau peut naître ».
On entend presque, dans ce texte d’Olivier Py, les vers de Baudelaire ou de Char : « Au fond de l’inconnu pour trouver du nouveau ! »; « Le poème [ou spectacle] est l’amour réalisé du désir demeuré désir ». La poésie du Festival se trouve donc exaltée pour lutter contre un réel désespérant et des idéologies défaillantes.
Se souvenir de l’avenir
Utopies, dystopies, confrontation entre passé et avenir : tel est le fil rouge de l’édition 2021 (qui rassemble plusieurs spectacles prévus en 2020 sous le patronage d’Eros et Thanatos). Olivier Py a finalement choisi le titre « Se souvenir de l’avenir », qui est aussi celui d’une lecture que l’on attend ardemment dans la belle cour d’honneur rénovée : un dialogue entre deux penseurs si féconds, Edgar Morin (qui fêtera ses 100 ans) et Nicolas Truong. La Cerisaie, également présentée dans la cour exprimera « l’incertitude de l’avenir », les « espoirs et angoisses liés aux changements », des « désirs urgents exprimés avec les mots de Tchekhov », se réjouit Tiago Rodrigues. Retrouver le talentueux auteur et/ou metteur en scène de The way she dies, Bovary, Antoine et Cléopâtre, Sopro ou Tristesse et joie dans la vie des girafes, nous exalte particulièrement. Signalons la présence, également désirable, d’Isabelle Huppert dans la pièce (elle revient dans la cour quelques années après Médée).
Sinon, de nombreux spectacles prennent la forme d’utopies ou de dystopies : des lieux idéals ou cauchemardesques qui n’existent nulle part (encore) et argumentent sur le monde actuel. Le troisième spectacle présenté dans la cour − Sonoma de Marcos Morau − fait ainsi danser un groupe de femmes en prise avec la violence religieuse. Dans Fraternité, conte fantastique de Caroline Guiela Nguyen (déjà venue à Avignon avec Saïgon et Points de non retour), une communauté imagine l’avenir dans un « lieu de consolation ». Dans Entre chien et loup (inspiré du film Dogville de Lars von Triers), Christiane Jatahy met en scène une femme ayant quitté son Brésil natal qui essaie de réinventer l’avenir. Anne-Cécile Vandalem présente le dernier volet de sa trilogie sur les liens entre l’Homme et son écosystème (après Tristesses et Arctique) : Kingdom évoque une communauté composée de deux familles qui s’affrontent, dans un lieu hostile isolé ; leurs enfants peinent à s’inscrire dans un avenir incertain. Fabrice Murcia met en scène le conte de Laurent Gaudé, La dernière nuit du monde, dans lequel on a supprimé le sommeil pour mieux exploiter les humains. Mylène Benoit crée une pièce d’anticipation en grec, avec des marionnettes et des acteurs : Archée donne à penser « les sociétés matrilinéaires réputées égalitaires et pacifiques » pour tenter d’inventer le monde à venir. Le chorégraphe et plasticien Dimitris Papaioannou, qui avait enchanté les festivaliers avec The Great Tamer, présente Ink à La FabricA : un duo duel dans un « monde post-apocalyptique ». Enfin, d’autres spectacles représentent des rêves, en musique, comme Le 66 !, ou des cauchemars comme The sheep song (l’histoire d’un mouton qui devient humain !) ou une version dystopique de l’histoire de Pinocchio par Alice Laloy.
Le Désir et la Mort
On l’aura compris, le dialogue entre Eros et Thatanos (thème de l’édition 2020) relie encore de nombreux spectacles. La violence (de l’Histoire), la guerre, la résistance, la dictature, le deuil, la résilience, la transcendance se trouvent largement convoqués dans cette programmation (Autophagies d’Eva Dumbia, Misericordia et Puppo d’Emma Dante, Lieberstod d’Angélica Liddell, la dernière création de Nathalie Béasse Ceux qui vont contre le vent, Y aller voir de plus près de Maguy Marin, ou encore Lamenta, Liberté j’aurais habité ton rêve, Une femme en pièces, Le Musée, Des territoires, Trilogie des contes immoraux).
D’autres spectacles s’adonnent à des célébration plus festives. La danse de Jan Martens, Any attemp will end in crushed bodies and shatered bones, rend hommage au « corps dansant et révolté ». Dada Masilo donne à voir, dans Le Sacrifice, une chorégraphie inspirée de rituels et de danse contemporaine (l’influence du Sacre du printemps de Pina Bausch est affirmée). Une trilogie proposée par un collectif dans la lignée de Jean Vilar joue sur un plateau de bois, sous les étoiles, Le Ciel, la Nuit et la fête : il s’agit de célébrer, à travers le 400e anniversaire de la naissance de Molière, l’essence du théâtre – un art populaire et joyeux. Enfin, le spectacle itinérant Mister Tambourine Man (représenté dans un gymnase, sur une place des fêtes, etc.) fête la rencontre d’un « serveur misanthrope », joué par le génial Denis Lavant, avec un grand artiste de cirque, Nikolaus Holz, dans un « bar bancal ». On a hâte de lever nos verres en leur honneur !
On remarque que les grands récits fondateurs sont très présents, dans cette nouvelle édition qui explore le fracas des désirs humains. Mythes et contes sont « l’architecture du beau théâtre », confiait Olivier Py l’année dernière. Citons ainsi Samson de Brett Bailey (l’homme révolté par excellence), Penthésilé-é-s, Pinocchio live, Moby-Dick et Hamlet ! Le feuilleton Ceccano est d’ailleurs consacré à Shakespeare : treize épisodes composent la série estivale Hamlet à l’impératif, dont le texte est publié chez Actes sud. La proposition de Py met en exergue les penseurs incontournables qui se sont affrontés à cette pièce mythique.
Les motifs récurrents
Comme toujours, l’art tient une place de choix dans cette édition. Déjà, l’artiste et plasticien Théo Mercier qui a créé l’affiche sur le thème de l’intériorité, propose deux événements : une exposition à la Collection Lambert, et un spectacle dystopique (un « monde de sable » accueillant errants, exclus et marginaux). Dans Proche, une exposition sensorielle mêlant photographies, vidéo, textes et sons, Grégoire Korganow brosse un portrait des détenus invisibles en prison. Le spectacle d’Éric Louis, De toutes façons j’ai très peu de souvenirs, rend hommage à Antoine Vitez le pédagogue, la trilogie du Nouveau Théâtre Populaire à Molière et Vilar (comme on l’a vu).
La jeunesse n’est guère oubliée : Bouger les lignes, notamment, parle de cartes, autrement dit de frontière, de place, de conquête, de norme. « Une carte raconte des histoires », confie la metteuse en scène Bérangère Vantusso. On note aussi à quel point le motif de la femme irrigue les créations de cette édition. Outre les spectacles déjà évoqués, citons Royan, avec Nicole Garcia : Frédéric Bélier-Garcia monte le beau texte de Marie N’Diaye au sujet d’une professeure s’interrogeant sur l’incommunicabilité. Lola Lafon et Chloé Dabert mettent aussi en scène Le mur invisible qui parle d’une femme isolée du reste du monde dans un chalet. Pour finir, on retrouvera avec plaisir Vive le sujet ! (huit spectacles de formes courtes) et les Ateliers de la pensée.
Espérons que les 131 500 entrées à la vente seront bien disponibles en juin (le 5 juin via le web, 12 juin par téléphone ou 15 juin au guichet). Gageons que ce festival masqué sera plus utopique que dystopique ! ¶
Lorène de Bonnay
Festival d’Avignon, 75e édition
Photo : © DR
Festival d’Avignon • 84000 Avignon
Du 5 au 25 juillet 2021
Réservations (Cloître Saint-Louis) : 04 90 27 66 50