« Laaroussa Quartet », Selma Ouissi, Sofiane Ouissi, Critique, La FabricA, Festival d’Avignon 2025

Et la parole ?

Marie Constant et Antonis Lagarias
Les Trois Coups

Comment transmettre un savoir ancestral et comment passer de la transmission à la création ? Avec pour inspiration la tradition de façonnage des laaroussa, poupées d’argile, par les femmes potières de Sejnane, en Tunisie, les chorégraphes Selma et Sofiane Ouissi partent à l’exploration d’un « corps libre qui invente son propre geste ». Une recherche chorégraphique originale mais une démarche qui pose question.

Sur scène, six femmes d’âges différents : quatre danseuses, une violoniste, et une femme voilée assise en retrait. Un plateau dénudé, avec pour seul décor le grand écran de fond où se déploient les images filmées des femmes potières de Sejnane. Seul texte du spectacle, un poème répété en trois langues à différents moments : « ô femme au regard perdu dans les collines, / Ton silence contient des chants d’étoiles […] Tu ne parles pas, / Mais ton geste suffit ». Dans cet hommage dansé, c’est le geste qui fait office de langage.

Où s’arrête le geste quotidien et où commence le mouvement dansé ? En alternant danse, images filmées, poésie et chanson, Laaroussa Quartet retrace le parcours d’un geste, de sa première transmission jusqu’à son autonomisation en tant qu’objet artistique à part entière. La chorégraphie, fondée sur la synchronisation, est remarquablement interprétée par les quatre danseuses. On croit voir les poupées en argile apparaître entre leurs mains.

Ce que l’image ne dit pas

Mais faire de l’écran l’élément structurant d’un dispositif scénique est un choix risqué. Certes, le langage cinématographique permet de rendre visible une partie de la réalité de cette communauté tunisienne. De l’extraction de l’argile à sa cuisson en passant par la fabrication des poupées, les nombreux gros plans sur les mains des potières rendent compte de la complexité et la maîtrise de ce travail. Cependant, les projections, dotées de leurs propres codes, écrasent tout ce qui les entoure. Les corps des danseuses paraissent parfois petits, voire faibles, et ce n’est qu’à la fin du spectacle que la dynamique collective de la danse arrive à captiver le regard du public.

Laaroussa-Quartet-Selma-et-Sofiane-Ouissi © Christophe-Raynaud-de-Lage-Festival-Avignon
« Laaroussa Quartet

Dans l’entretien transcrit dans la feuille de salle, Selma Ouissi raconte son indignation en découvrant une laaroussa en vente à un prix exorbitant dans une galerie parisienne, alors que les créatrices tunisiennes de ces objets vivent dans une grande pauvreté. À cette injustice, le binôme Ouissi répond par une démarche qui se veut à la fois documentaire et créative : il se rend à Sejnane pour rencontrer ces femmes, pour comprendre et apprendre leurs gestes avant de les transformer en danse. Les images projetées sur scène sont le fruit de cette recherche. Cependant, une question essentielle reste sans réponse : Qui sont ces femmes ?

Aucune de ces femmes ne s’exprime lors du spectacle pour donner son propre point de vue. Observées, admirées, voire esthétisées sur l’écran, elles sont privées de parole sur scène. La femme voilée, représentante de cette communauté, garde longtemps le silence devant l’action scénique. Et sa chanson en arabe apparaît davantage comme un élément au service de l’univers sonore, plutôt qu’une prise de parole. Ce n’est qu’à travers le regard des artistes que ces femmes sont données à voir et à entendre au public.

Si l’équilibre entre démarche ethnographique et liberté de création artistique paraît problématique, l’approche du binôme Ouissi échappe heureusement à la victimisation de cette communauté. Le spectacle évite la déploration et donne toute sa place à la force et à la joie de vivre de ces femmes, grâce à une recherche chorégraphique qui arrive à transformer le geste quotidien en geste esthétique.

Marie Constant et Antonis Lagarias


Site de la compagnie
Conception, dramaturgie et chorégraphie : Selma et Sofiane Ouissi
Avec : Amanda Barrio Charmelo, Sondos Belhassen, Marina Delicado, Moya Michael, Chedlia Saïdani, Aisha Orazbayeva
Femmes potières – Phase d’immersion et de transmission du geste ancestral aux interprètes : Sabiha Ayari, Aljia Saïdani, Chedia Saidani, Cherifa Saïdani, Emna Saïdani, Habiba Saïdani, Lamia Saïdani, Jemaa Selmi 
Durée : 1 heure

La FabricA du Festival d’Avignon • 11 rue Paul Achard • 84000 Avignon
Du 6 au 8 juillet 2025 à 19 heures
De 10 € à 35 €
Réservations : en ligne ou 04 90 14 14 14

Dans le cadre du Festival d’Avignon, 79édition du 5 au 26 juillet 2025
Plus d’infos ici

Présentation vidéo ici
Rencontre autour du spectacle dans le cadre du Festival d’Avignon le 10 juillet à 10 heures, plus d’infos ici
Projection de deux documentaires faisant écho au processus de création dans le cadre du Festival d’Avignon le 11 juillet à 15 heures, plus d’infos ici

Tournée ici :
• Le 16, 17, 18 et 19 octobre, dans le cadre du Festival Dream City, à Tunis (Tunisie)
• Le 28 janvier 2026, Charleroi Danse – La Raffinerie (Bruxelles, Belgique)
• Le 30 janvier, Charleroi Danse – Grand Studio des Écuries (Charleroi, Belgique)

À découvrir sur Les Trois Coups :
Festivals Avignon 2025, Édito, par Léna Martinelli
Festivals Avignon 2025, Sélection, Liste, par Léna Martinelli

Photos : © Christophe Raynaud de Lage – Festival d’Avignon

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