« Le Conte d’Hiver », Shakespeare, Julie Delille, Théâtre du Peuple, Festival été 2024, Bussang

Le-Conte-d-hiver-Shakespeare © Jean-Louis-Fernandez

Julie Delille : l’effet Pygmalion

Laura Plas
Les Trois Coups

Tel Pygmalion, Julie Delille signe une mise en scène réjouissante du « Conte d’hiver » de Shakespeare dont l’art revivifie le monument qu’est le Théâtre du Peuple à Bussang. Esprits des lieux, tu es bien là !

Le Théâtre du Peuple est une institution, une belle institution. L’histoire du lieu y est enracinée comme les arbres des forêts vosgiennes et indéboulonnables, comme la statue d’un commandeur : son fondateur Maurice Pottecher. Cette histoire impose un cahier des charges imposant et stimulant à la fois : faire travailler conjointement amateurs et professionnels, proposer une programmation exigeante mais accessible à tous, mettre en valeur la spécificité de la salle… « Pour l’humanité, par l’art » : vaste programme.

© Théâtre-du-Peuple-Bussang

Mais il faut encore être à la hauteur d’un lieu, ce théâtre dont la découverte arrache immanquablement des cris de stupéfaction à ceux qui le découvrent. Le néophyte y éprouve, en effet, l’envie compulsive de prendre en photo un chef-d’œuvre du travail du bois, une salle à nulle autre pareille. Spectacle avant le spectacle, la salle de Bussang est bien à la fois gageure et honneur. C’est un autel en bois conçu par un fou de théâtre au milieu des montagnes. Or, cette ferveur presque religieuse, ce dialogue entre les œuvres humaines et la nature sont précisément au rendez-vous du Conte d’hiver que propose pour sa première saison Julie Delille.

Shakespeare et l’écho des Vosges

Dans cette pièce, les humains vont chercher des réponses auprès des oracles et Apollon punit celui qui a semé mort et désolation. Mais la piété est aussi sororale. Le plus beau personnage de la pièce est en effet celui d’une femme, Paulina, qui au risque de sa vie, défendra le credo de l’innocence de la reine Hermione, son amie injustement accusée d’adultère par son mari Léontes. C’est pourquoi l’écrin de bois du Théâtre du Peuple évoque une église ancienne et le lieu où Paulina conserve la statue de son amie, une chapelle ardente. La scénographie très réussie de Clémence Delille le restitue fort bien.

Le-Conte-d-hiver-Shakespeare © Jean-Louis-Fernandez

Cette ferveur se conjugue dans la pièce avec un déploiement des forces de la Nature. Tantôt, en écho du courroux divin elle se déchaîne : ours ou tempête. Tantôt, elle revêt l’aspect de la fantaisie pastorale où toutes les résurrections semblent possibles. Mais même là, la fleurette pourrait receler des mystères. Perdita, lorsqu’elle offre des fleurs aux natures symboliques semble une lointaine cousine d’Ophélie.

Pour exprimer cette vitalité, la mise en scène et la scénographie multiplient les trouvailles : non seulement (on l’attendait) le théâtre s’ouvre sur la forêt, mais Julie Delille y fait pénétrer la lumière du dehors, elle fait courir le végétal vif sur le bois. La pièce offrant un jeu entre Bohème et Sicile, séparés de seize années, deux temps de la représentation étrangement semblables et différents, à l’image des deux rois de l’histoire, la metteuse en scène exploite à son tour un jeu entre les espaces.

Le lieu palpite

Cette porosité représente pour nous la plus belle idée de cette représentation. L’action n’est plus confinée sur le plateau et son très beau cadre, elle déborde jusqu’au public : ce peuple à qui est consacré le Théâtre. Dans les niches, en haut et en bas, dans la salle même, toutes les ressources sont exploitées et très judicieusement (même si tous les spectateurs ne le verront peut-être pas). Nous voilà ainsi embarqués sur la mer, partageant la geôle et les douleurs d’Hermione, plongés parfois dans la nuit de la salle comme Léontes l’est dans l’obscurité de sa démence bestiale. Et il advient que la surprise ne vient pas d’où l’on pouvait l’attendre : la fameuse ouverture du fond de scène. Elle est partout : dans un rideau pailleté où le Temps apparaît, dans un voile qui s’anime. Le lieu palpite.

Le-Conte-d-hiver-Shakespeare-©-Jean-Louis-Fernandez

La mise en scène et la scénographie sont aussi propres à nous faire percevoir le délire du roi. Dans la première partie, l’espace est labile. Les parois glissent pour permettre au jaloux de surprendre ceux qu’il soupçonne : sa femme et son meilleur ami, Polixènes. Les interstices, entrebâillements sont propices à toutes les interprétations. Enfin, des cintres descendent des éléments de décors qui font penser au couperet de l’échafaud. Si on n’est pas toujours convaincu sur la direction d’acteurs au tout début de la pièce, Julie Delille met en place de très beaux tableaux muets dont les costumes viennent encore accroître la qualité esthétique.

C’est Clémence Delille qui les a conçus, de même que la scénographie, d’où la cohérence visuelle. Bleu et or magnifiquement associés pour les protagonistes royaux laisseront ainsi place au noir du deuil, puis aux couleurs de la reverdie : verts, roses, rouges et jaunes. C’est vraiment du beau travail qui charmera un public avide de costumes historiques, sans paraître toutefois lié à l’esthétique d’une époque révolue.

Ajoutons que cet étrange Conte d’hiver où se côtoient saillies misogynes et modèles féminins offre de beaux rôles aux comédiennes : un rôle multiple (mère / fille ; statue / humaine) à Laurence Cordier qui relève le défi avec une grande élégance, un rôle de vibrante héroïne à Élise de Gaudemaris, impressionnante. Il permet encore à Baptiste Relat de déployer un travail corporel qui, s’il fait rire parfois la salle au lieu d’effrayer, exploite une piste d’interprétation forte : la piste animale. Enfin, les amateurs y font encore une fois la preuve de leurs qualités. On se souviendra en particulier de Gérard Levy qui prête ses traits à un Temps majestueux, de Michel Lemaître, impeccable Antigonus, d’Héloïse Barbat convaincante Émilie ou du fidèle Camilo incarné par Yvain Vitus.

Pari tenu donc, le monument du Théâtre du Peuple est bien vivant ! 🔴

Laura Plas


Le Conte d’hiver, de Shakespeare

Traduction Bernard-Marie Koltès
Le texte est édité aux Éditions de Minuit
Site du Théâtre des Trois Parques
Mise en scène : Julie Delille
Avec : Laurence Cordier, Laurent Desponds, Baptiste Relat et les comédien·nes amateurices de la troupe 2024 du Théâtre du Peuple
Durée : 3 h 30 (avec entracte)
Dès 10 ans

Théâtre du Peuple • 40, rue du Théâtre du Peuple • 88540 Bussang
Les jeudis, vendredis, samedis et dimanche, du 20 juillet au 31 août 2024 à 15 heures
De 9 € à 28 € (possibilité de prendre un pass deux spectacles de 17 €  à 45 €)
Réservations : 03 29 61 50 48 • par mailen ligne

Dans le cadre du Festival de l’été, du 20 juillet au 15 septembre 2024

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