Délicieux jeux de massacre
Par Léna Martinelli
Les Trois Coups
Pour notre plus grand plaisir, Thomas Bernhard distille son humour noir, féroce, sur les scènes parisiennes : Christophe Perton présente le « Faiseur de théâtre » au Théâtre Dejazet et Agathe Alexis reprend son « Déjeuner chez Wittgenstein » au Poche-Montparnasse. Un régal !
Les personnages de Thomas Bernhard nourrissent tous des haines viscérales et la liste est longue : le théâtre, la peinture, les hommes, les femmes, l’idée même de l’amour… bref l’humanité toute entière ! Pourtant l’art était sa passion et il vouait une fascination pour les comédiens. Indéniablement, l’auteur (1931-1989) s’impose comme un grand théoricien de l’échec des relations et comme la mauvaise conscience de son pays. Génial misogyne, il était hanté par l’obsession de sa finitude.
Une enfance à Salzbourg auprès de son grand-père maternel, au temps du nazisme triomphant, marque le début de l’enfer pour cet homme doté d’une force inouïe, malgré les épreuves (santé fragile, précarité affective et financière). Atteint par une grippe, Thomas Bernhard est soigné en sanatorium, où il est contaminé par la tuberculose. Alors qu’il est donné pour mort, il s’en sort miraculeusement et décide de devenir écrivain. C’est aussi à cette période qu’il rencontre Hedwig Stavianicek, sans doute l’être qu’il a le plus aimé au monde, sans qu’elle ne soit jamais la femme de sa vie. Aucune femme, d’ailleurs, nulle part ! « Enlevez l’amour », fait-il dire à son Faiseur qui préfère vitupérer contre la gente féminine : « Faire du théâtre avec des femmes est une catastrophe, un frein, une absurdité. Une extravagance. »
Sa vie se poursuit comme un roman, entre reconnaissance internationale et scandales. Il en écrira d’ailleurs, des romans. Son premier (Gel, 1963) lui vaudra l’obtention de nombreuses récompenses, dont le Prix national de littérature, à l’occasion duquel les officiels quittent la salle, à cause de son discours particulièrement virulent.
Ses pièces lui attirent aussi beaucoup d’ennuis, car il y fait incarner les vieux démons de l’Autriche : l’hypocrisie et le fanatisme d’une société toujours aux prises avec le national-socialisme. Dans son testament, Thomas Bernhard en interdira d’ailleurs toute diffusion et représentation dans son pays natal.
Hymne au théâtre
Véritable machine à injures, Le Faiseur de théâtre fait scandale en 1985. Elle est aujourd’hui régulièrement montée. L’histoire ? L’auteur, acteur, metteur en scène Bruscon entraîne sa petite troupe familiale jusque dans les coins les plus reculés : « un trou abominable ». Chemins de croix de la décentralisation théâtrale…
Il est partagé entre amour et haine de l’art dramatique, servi par sa femme hypocondriaque (mais qui tousse réellement) et ses deux grands enfants, des « anti-talents », des « bousilleurs de théâtre ». Il rouspète contre la poussière et l’humidité de la salle, l’acoustique et le plancher pourri, les lumières de secours : « Si on ne coupe pas la lumière, nous ne jouons pas ! ». Mégalomane bougon, il s’en prend aux siens, aux pompiers amateurs, au « public inculte et xénophobe » incapable de l’apprécier à sa juste valeur car, après tout, il y a « Goethe, Shakespeare et moi ». Après lui, le déluge… Mais y aura-t-il le feu ?
Le Faiseur de théâtre n’est pas dénué de part autobiographique, à commencer par cette référence à « la femme intellectuelle de sa vie » (Hedwig Stavianicek), morte alors qu’il écrivait cette pièce. En effet, plutôt que le noir absolu, le comédien ne cherche-t-il pas l’issue de secours : « Comme si c’était ma mort ici… » lâche-t-il finalement, épuisé.
Requiem
Jusqu’au lever de rideau, on partage ses angoisses, non sans amusement : « Et voilà que l’heure fatidique de la représentation sonne pour Bruscon comme l’apocalypse. Mais la comédie mise en musique par Thomas Bernhard donne à ce chant du cygne un air d’opérette qui fait vaciller la métaphysique du malheur pour faire joyeusement résonner la voix des philosophes comiques », écrit Christophe Perton.
Le metteur en scène situe la pièce dans un théâtre plutôt qu’un hall d’hôtel. Judicieuse, la scénographie de Barbara Creutz (qui joue aussi l’épouse) prolonge la salle sur scène. En miroir, les rouges et ors décatis nous embarquent dans l’univers poétique des Enfants du Paradis de Marcel Carné, hommage au théâtre défunt du Boulevard du Temple, où seul subsiste le Dejazet, lieu de tournage du film. Quelle pertinente mise en abyme !
Ce magnifique requiem nourrit la réflexion de l’auteur : comment le créateur peut-il gérer les souffrances qui découlent de son art ? Quelle place une société moribonde peut-elle offrir à ses artistes ? Et en faisant tomber les masques, Christophe Perton rend un bel hommage au théâtre.
La fin de mondes
Autre affrontement contre la mort ou la folie : le Déjeuner chez Wittgenstein, lui aussi devenu un classique. Le repas familial qui dégénère est une situation théâtrale courante mais, croqué par Thomas Bernhard, il prend des allures de cataclysme. Deux sœurs comédiennes préparent la table, attendant la venue de leur frère, philosophe génial mais raté, sortant de l’asile psychiatrique. Tous les sujets de conversation tournent au vinaigre et les retrouvailles riment avec funérailles.
Certes, le frère est clairement désigné comme maniaco-dépressif, paranoïaque, psychopathe patenté. Mais qui est le plus fou des trois ? Cette fois-ci, ce sont les intellectuels viennois et la bourgeoisie qui en prennent pour leur grade. Thomas Bernhard y dénonce la vulgarité des comédiens, vomit sur « les sacheurs de tout », tire à boulets rouges sur les mécènes. C’est bien la société toute entière qui paraît gangrénée, avec ces « valeurs et sentiments noyés dans la soupe et la sauce ». À ce titre, la fameuse scène des profiteroles est une anthologie.
Sur le petit plateau du Poche-Montparnasse, l’intérieur bourgeois représenté est vraiment étouffant : « une cage de luxe », vitupère Ludwig. Cette galerie de personnages nous met littéralement la tête à l’envers mais, dans sa mise en scène, Agathe Alexis débusque l’humain, ses pulsions mortifères comme ses forces vives. Creusant chaque mot, elle montre la famille comme métaphore de l’Autriche décadente. Des phrases comme « Marcher droit » ou « Tout le mal est parti de la salle à manger » font écho.
Interprètes grandioses
Entre monologues et joutes oratoires, ces deux pièces soulèvent d’irrépressibles rires. Or, celles-ci ne souffrent aucune baisse de régime. Malgré les ressassements et les litanies, la tension dramatique est parfaitement étudiée. Les metteurs en scène qui s’y collent doivent donc en ménager les rythmes subtils. Dans ces deux spectacles, les quelques longueurs ne provoquent pas d’indigestion, au contraire. Surtout dans le second, l’harmonie hypocrite de la famille met du temps à s’installer pour mieux contraster avec les crises.
Comment incarner ces personnages hors du commun, des rôles exigeants ? Et pas seulement pour la volubilité cathartique ! André Marcon en a la stature : bouffon despotique, odieux, grotesque et pathétique, ce Faiseur préside aux destinées du théâtre et son interprète atteint des sommets, pendant près de deux heures. Un roi, ce Marcon !
Dans le rôle du frère, Hervé Van Der Meulen est épatant. L’ogre a une de ces rages au ventre ! Tous deux maîtrisent le débit, le souffle et l’articulation, essentiels pour restituer la musicalité de ces textes. Chaque intonation et posture dessinent, en creux, des misanthropes au grand cœur. Non seulement, ils donnent de l’épaisseur à leur personnage, mais ils révèlent toute l’ambivalence de ces pervers narcissiques.
Autour de ces monstres sacrés qui vocifèrent, il y a ceux qui subissent en silence et ceux qui cherchent à s’imposer. Flanqué de ses rejetons, Bruscon les met à l’épreuve. Jules Pélissier s’en sort par des pirouettes et Agathe L’huillier incarne une godiche attachante. Voilà deux clowns réjouissants ! Le parti pris de mise en scène déconcerte, d’abord, mais finit par convaincre. Quant à Éric Caruso, aubergiste transformé en régisseur, il excelle. Comme toujours.
Dirigés finement dans ce Déjeuner, les comédiens ravissent aussi par l’intelligence de leur interprétation, leur animalité. L’aînée (Yveline Hamon), sorte de Saint-Bernard, et la cadette (Anne Le Guernec), féline à souhait, rivalisent dans le charme et la bassesse. En leur compagnie, comme avec celle du truculent Thomas Bernhard, on passe de bien beaux moments de théâtre. ¶
Léna Martinelli
Le Faiseur de théâtre, de Thomas Bernhard
Le texte de la pièce est publié aux éditions de l’Arche
Traduction : Édith Darnaud
Mise en scène : Christophe Perton
Avec : André Marcon, Agathe L’huillier, Éric Caruso, Jules Pélissier, Barbara Creutz, Pauline Wicker
Scénographie : Christophe Perton et Barbara Creutz
Création son : Emmanuel Jessua
Création costumes : Barbara Creutz, assistée de Pauline Wicker
Collaboratrice artistique : Camille Melvil
Régisseur général : Pablo Simonet
Durée : 1 h 50
Théâtre Déjazet • 41, boulevard du Temple • 75003 Paris
Du 23 janvier 2019 au 9 mars 2019, du lundi au samedi à 20 h 30
Tél. : 01 48 87 52 55
De 27 € à 42 €
Tournée :
- Le 12 mars, Maison des Arts du Léman, à Thonon-les-Bains (Haute-Savoie)
- Le 15 mars, Théâtre Liberté, à Toulon (Var)
- Du 9 au 13 avril, Théâtre des Célestins, à Lyon
Déjeuner chez Wittgenstein, de Thomas Bernhard
Traduction : Michel Nebenzahl
Mise en scène : Agathe Alexis
Avec : Yveline Hamon, Anne Le Guernec, Hervé Van der Meulen
Scénographie et costumes : Robin Chemin
Chorégraphie : Jean-Marc Hoolbecq
Réalisations sonores : Jaime Azulay
Lumières : Stéphane Deschamps
Collaboration artistique : Alain Alexis Barsacq
Durée : 2 h 10
Théâtre de Poche-Montparnasse • 75, boulevard du Montparnasse • 75006 Paris
Du 10 janvier au 3 mars 2019, du mardi au samedi à 21 heures, dimanche à 17 h 30
Tél. : 01 45 44 50 21
De 10 € à 19 €