« le Gorille », d’Alejandro Jodorowsky d’après Franz Kafka, le Lucernaire à Paris

La nostalgie des arbres

Par Olivier Pradel
Les Trois Coups

« Singerie » théâtrale, « le Gorille » raille les prétentions et vices humains. Qui d’autre que ce cousin de l’homme pourrait interroger notre condition ? Au Lucernaire, cette fable philosophique d’Alejandro Jodorowsky est admirablement interprétée par son propre fils, Brontis.

L’homme s’avance, guindé. Mais est‑ce vraiment un homme ? Il monte à la tribune, entouré de célèbres pairs, parmi lesquels l’on semble reconnaître Darwin. Il vient, à leur demande, témoigner de son parcours de l’animal à l’humain. Le sujet les intéresse, nous intéresse, avec un mélange de curiosité malsaine et d’étrangeté.

L’auteur de théâtre, metteur en scène, romancier et scénariste de bandes dessinées Alejandro Jodorowsky crée en mai 2008, au Fenice Festival de Poggibonsi, cette fable brève à la verve poétique, adaptée de Franz Kafka. Déjà remarqué en 2009 au Festival de Charleville-Mézières, avec son admirable École des ventriloques, sorte de mise en abyme de notre condition de marionnette-marionnettiste, Jodorowsky nous interroge avec le Gorille sur les frontières entre l’humain et l’animal comme sur la capacité de notre société à accueillir ceux qui lui sont étrangers.

Le miroir de nos turpitudes et de nos vanités

Le singe, considéré comme le miroir de nos turpitudes et de nos vanités, n’est pas en soi un sujet original et traverse l’art tout autant que la littérature. Considéré avec quelque inquiétude, voire diabolisé du fait de sa troublante ressemblance avec nous, il est souvent réduit à une caricature comique et sans noblesse de l’homme. Il suffit pour s’en convaincre d’aller voir au musée des Arts décoratifs, rue de Rivoli, la foisonnante expo Animal (jusqu’au 30 novembre 2011) ou de relire les fables d’Ésope, de La Fontaine… jusqu’à la Planète des singes de Pierre Boulle (1963).

L’originalité du Gorille est de dépasser le simple effet miroir de ces « singeries », ces parodies où l’homme et le singe inversent leur rôle. Jodorowsky décrit ici le douloureux apprentissage, les prises de conscience, les coûteux renoncements de l’animal, qui, pour survivre, consent à devenir humain. Dans cette « planète des hommes », le héros, un gorille en captivité, acquiert progressivement nos us et coutumes et surtout notre langage : « Plus j’apprends à parler, moins j’ai de choses à dire ».

Un humain à part entière ?

De bête de zoo puis de cirque, il devient artiste de music-hall, entrepreneur… et finit par être reçu dans une académie savante. Mais sera-t‑il vraiment reconnu comme un humain à part entière ? La parole lui ouvrira-t‑elle le chemin de la liberté ou de sa propre aliénation ? Cette victoire sur lui-même et sur les frontières entre les deux espèces ne se révélera-t‑elle pas plus amère que prévu ?

Comme pour enrichir ce jeu de miroir, c’est le propre fils de « Jodo » qui traduit et interprète ce monologue adapté du Rapport pour une académie de Kafka. Si Kafka entretenait avec son père une relation ambiguë, celle des deux Jodorowsky semble bien plus complice.

Dramaturge prolifique et metteur en scène expérimenté, Jodorowsky insuffle au Rapport sa propre expérience de fils d’émigrants russes, considéré tout jeune dans son Chili natal comme différent, voire dangereux : « L’effort de s’intégrer à un monde qui nous tolère mais nous méprise est terrible. Cette histoire me touchait de si près que je n’ai pu la confier qu’à mon fils Brontis, qui, bien que français par sa mère, est un éternel émigrant par son père… Quand, dans les derniers jours de répétitions, nous avons créé la scène où le singe se révolte enfin, nous nous sommes pris dans les bras pour pleurer en pensant à nos ancêtres, cette longue lignée de tristes mais vaillants gorilles ».

Un jeu tout en subtilité, une gestuelle précise

Sur une bande-son hélas envahissante, Brontis Jodorowsky donne au texte toute sa puissance, mouillant la chemise au propre comme au figuré. Drôle et espiègle, il exagère à dessein la prétention et le sérieux dont se parent les notables et les savants. Par un jeu tout en subtilité, par une gestuelle précise, il crée un mutant évoluant lentement du singe humanisé à l’homme singé, cachant difficilement ses tics animaux persistants.

Tombé dès 7 ans dans le cinéma, formé à l’école du polonais Ryszard Cieslak et du Théâtre du Soleil de Mnouchkine, Brontis n’en est pas à sa première collaboration avec son père, tant au cinéma ou à la télévision (depuis el Topo, en 1970, et la Montagne sacrée, en 1973) qu’au théâtre (plus récemment avec Opéra panique, en 2000, et Un rêve sans fin, en 2007). Dans le Gorille, son jeu expressif et charnel recueille de son père l’expérience des mimes Étienne Decroux et Marcel Marceau.

Une remise en question sans concession de l’éducation

Derrière le premier degré comique, l’attaque se fait plus rude, cinglante parfois, car le gorille ne se sort pas grandi de son processus d’humanisation. Il ne fait qu’acquérir une part supplémentaire d’inhumanité tout en révélant la part de bestialité refoulée qui sommeille en nous. En effet, notre quête du pouvoir, nos désirs sexuels et nos affrontement sociaux ne révèlent‑ils pas les « singes nus », selon la belle expression du zoologiste Desmond Morris, organisés dans des sociétés qui demeurent primitives. Plus qu’un fantasme idéalisé de l’animal, c’est à une remise en question sans concession de l’éducation, de la civilisation et de notre capacité à vivre ensemble à laquelle se livre Jodorowsky.

Pièce sensible, le Gorille touche cette nostalgie arboricole enfouie au plus intime : celle de se dépoiler, de grimper aux arbres et de sauter de branche en branche. Ce qui manque le plus aux citadins, n’est‑ce pas la pulsation de la sève sous l’écorce, le souffle du vent dans les feuilles, et de respirer à pleins poumons tournés vers le ciel ? Et peut-être à se réapproprier la part d’animalité qui sommeille en nous ? 

Olivier Pradel


le Gorille, d’Alejandro Jodorowsky d’après Franz Kafka

Cie Théâtre du Tournant • 42 bis, rue Sorbier • 75020 Paris

Mise en scène : Alejandro Jodorowsky

Assistante à la mise en scène : Nina Savary

Avec : Brontis Jodorowsky

Lumières : Arnaud Jung

Costumes : Élisabeth de Sauvergnac

Prothèse : Sylvie Vanhelle

Photos : © Adrien Lecouturier

Le Lucernaire (théâtre Rouge) • 53, rue Notre‑Dame-des‑Champs • 75006 Paris

Réservations : 01 45 44 57 34 ou www.lucernaire.fr

Du 29 septembre au 27 novembre 2010, du mardi au samedi, à 18 h 30, relâche le dimanche et le lundi

Durée : 1 heure

22 € | 15 €

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