« Le Mandat », Nicolaï Erdman, Théâtre des Célestins, Lyon 

Un monde en décomposition

Par Trina Mounier
Les Trois Coups

C’est avec un plaisir non dissimulé que le public des Célestins a retrouvé Patrick Pineau et sa troupe de comédiens pour la création de la première pièce de Nicolaï Erdman, jeune auteur russe des années 20 au destin avorté.

On connaît mieux Le Suicidé, seconde et dernière pièce de l’auteur. Sans doute parce que cette dernière est vraiment achevée, alors que Le Mandat a longtemps été amputée de quelques scènes. Jusqu’à ce que se crée autour de Patrick Pineau une chaîne d’exégètes passionnés, parmi lesquels Michel Bataillon, collaborateur de Roger Planchon dans la décentralisation, qui a retrouvé des fragments manquants, et André Markowicz qui les a traduits sur le champ, restaurant la cohérence dramatique de la pièce et la parant d’une traduction décapante, moderne et enlevée comme il sait faire.

Il faut dire qu’un peu de cohérence n’est pas de trop, tant l’intrigue est foisonnante et truffée d’invraisemblances. Essayons pourtant d’en brosser les grands traits. L’action se déroule sept ans après la révolution bolchevik. Nous voici dans un appartement petit-bourgeois avec fleurs artificielles, reproductions de tableaux, table en formica, domaine de Nadedja Petrovna Goulatchkine à qui Sylvie Orcier prête toute la richesse de sa palette de jeu.

Et il en faut ! Car cet intérieur, nous le découvrons dès la première scène, est un des nombreux masques qui tomberont dans la pièce : les tableaux ont deux faces, une pour prouver ses origines bourgeoises, l’autre peinte de portraits de Karl Marx, pour la cacher. De même le plat d’esturgeon qu’a préparé la bonne, Nastia (Lauren Pineau-Orcier), et qu’on veut servir à l’occasion du projet de mariage entre Varvara, la fille dont Nadedja aimerait bien se débarrasser, et le fils d’un ancien noble encore riche, ou supposé l’être, qui exige comme dot que la famille de la mariée comprenne un communiste. Histoire de s’offrir une couverture au cas où…

Nadedja Petrovna enjoint alors son fils Pavel de devenir communiste. Après avoir refusé à grands cris, Pavel accepte et imagine tous les avantages liés à cette position avantageuse. Mais comment obtenir le mandat, ce viatique qui certifie une origine ouvrière et pauvre ? Traversent l’appartement toute une série de personnages hauts en couleurs, tandis qu’on tente de faire état d’une chose (on est des gens fréquentables) et de son contraire (on est d’extraction ouvrière). Cette réalité les rend fous, ou les révèle tels. Elle démontre surtout que ces gens vivent dans la terreur d’une bureaucratie maniaque, d’un régime qui contrôle tout, d’autant plus dangereux que, lui aussi, est composé de menteurs, de profiteurs, etc. Cette ambiance délétère se complique aussi de l’arrivée d’une amie de Nadedja avec une immense malle en osier qu’elle ne veut surtout pas garder chez elle car elle contiendrait la robe de bal de l’ex tsarine…

Fuite éperdue

Toute cette première partie est jouée à un rythme échevelé : ça entre, ça court, ça sort un pistolet, ça tire. C’est complètement loufoque, comme dans un vaudeville, forme d’ailleurs revendiquée par l’auteur et le metteur en scène. Pour seul exemple, citons le voisin (et locataire de Nadedja) qui apparaît coiffé d’une casserole de vermicelles dont il refuse de se séparer, car c’est une pièce à conviction de la vilenie de sa logeuse, laquelle a fait tomber ce récipient en plantant un clou dans la cloison qui les sépare… Et c’est extrêmement drôle (si, si).

2-Le-Mandat-Patrick-Pineau-©-Simon-Gosselin

Puis le décor est démonté, l’appartement disparaît au profit d’un plateau quasi nu. Seule reste la malle en osier où s’est d’abord cachée Nastia, puis dérobée par le propriétaire tsariste qui complote le retour de l’ancien régime entre deux coups de téléphone pour acheter des emprunts russes. Si le début de cette deuxième partie marque quelques lenteurs, c’est surtout dû au fait qu’on ne comprend pas du premier coup qui sont ces gens. Mais quand ils vont ouvrir la malle, pensant y trouver tout ce qu’il reste de la Russie, Nastia en sort, déguisée en tsarine et tout le monde de se prosterner… Et on repart dans une sorte de débandade au sein de laquelle chacun tente de tirer son épingle du jeu. Débarrassée du décor étouffant du petit appartement confiné, la pièce gagne en ouverture et en profondeur, au propre comme au figuré. Comme si on entrait dans la grande histoire, tout aussi irrespirable que la petite.

Il y aura encore d’autres retournements de situation, d’autres invraisemblances si justes au bout du compte : le monde n’est-il pas complètement absurde ? les hommes ne sont-ils pas prêts à tout par peur, désir de gloire, pure bêtise ou cupidité ? Le regard de Nicolaï Erdman est cruel et lucide. Il est aussi sans espoir. Sans doute a-t-il raison car cette pièce lui a valu à la fois un immense succès populaire et la haine du régime.

Le Mandat résonne encore aujourd’hui à nos oreilles. Le public ne s’y trompe pas qui redouble de rires à l’évocation de phénomènes d’une histoire qui hoquète. La mise en scène est brillante, inventive, accélérée, portée par une troupe dont on ressent la grande cohésion, où pas un seul ne dénote. C’est un vrai bonheur d’intelligence et de générosité. Du théâtre comme on l’aime. 🔴

Trina Mounier


Le Mandat, de Nicolaï Erdman

Traduit du russe par André Markowicz
Paru chez Babelio
Mise en scène : Patrick Pineau / Compagnie Pipo
Avec : François Caron, Ahmed Hammadi-Chassin, Marc Jeancourt, Aline Le Berre, Nadine Moret, Sylvie Orcier, Elliot Pineau-Orcier, Yasmine Modestine, Lauren Pineau-Orcier, Jean-Philippe Levêque, Virgile Leclaire, Arthur Orcier, Patrick Pineau
Dramaturgie : Magali Rigaill
Lumière : Christian Pinaud
Musique et création son : Jean-Philippe François
Scénographie : Sylvie Orcier
Tableaux : Renaud Léon
Régie générale : Florent Fouquet
Costumes et accessoires : Gwendoline Bouget, Sylvie Orcier, Giuseppe Pellegrino
Durée : 2 h 15

Théâtre des Célestins • Salle Roger Planchon • 4, rue Charles Dullin • 69002 Lyon
Du 6 au 16 mars 2024, du mardi au samedi  à 20 heures, jeudi à 19 h 30, dimanche à 16 heures, relâche le lundi
Réservations : 04 78 03 30 00 ou en ligne

Tournée :
• Du 26 au 29 mars, Théâtre Sénart, scène nationale
• Les 2 et 3 avril, L’Azimut, à Chatenay-Malabry
• Les 9 et 10 avril, La Comète, à Châlons-en-Champagne
• Du 18 avril au 5 mai, Théâtre de la Tempête, à Paris

À découvrir sur Les Trois Coups :
Le Suicidé, de Nicolai Erdman, par Trina Mounier

Photos © Simon Gosselin

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