« Le Misanthrope », de Molière, mise en scène d’Alain Françon au Théâtre Dijon Bourgogne, mise en scène de Peter Stein au Théâtre Libre à Paris

Le-Misanthrope-Alain-Françon © Michel Corbou

Deux « Misanthrope », sinon rien !

 Par Léna Martinelli
Les Trois Coups

Molière. Un jour ou l’autre, les plus grands metteurs en scène s’y confrontent, tout comme les vedettes, car jouer Alceste représente un sacré défi. Voici l’occasion de comparer les versions de deux artistes importants : Peter Stein, avec Lambert Wilson dans le rôle titre, et Alain Françon, avec Gilles Privat. Deux lectures distinctes, dont le seul trait commun est d’avoir davantage utilisé le potentiel tragique du texte que sa force comique.

Le rôle de l’Atrabilaire amoureux est parfaitement trouvé pour Lambert Wilson, qui avait joué au cinéma dans le film Alceste à bicyclette (2013). Dirigé, au Théâtre Libre (ex-Comedia), par Peter Stein, il incarne un Alceste sanguin, qui souffre, enrage et trépigne. Un peut trop, à notre goût.

C’est précisément la jalousie qui a intéressé le metteur en scène, ainsi que le sarcasme et l’ironie des dialogues. Son Misanthrope est avant tout un amoureux transi. La direction d’acteur privilégie donc ces voies. Dommage que le jeu soit si appuyé. Face à Lambert Wilson, Pauline Cheviller (Célimène), très inégale, fait comme elle peut. Seul Jean-Pierre Malo sort son épingle du jeu, grâce à un brin de fantaisie qui fait son style. Le rival d’Alceste trouve en lui un interprète audacieux, drôle et touchant à la fois, qui explore toutes les subtilités du texte.

Le-Misanthrope-Peter- Stein-Lambert-Wilson © DR
« Le Misanthrope », mise en scène de Peter Stein © DR

L’envie de monter cette grande comédie naît souvent de l’envie de confier le rôle à un acteur. C’est le cas de Gilles Privat, qui se l’est vu proposer par Alain Françon, après avoir joué dans une dizaine de ses mises en scène. Il incarne un amoureux ridicule mais sincère. Son jeu tout en nuances exprime aussi bien l’intransigeance que la sagesse, l’absolutisme que la bonté.

Précisons que toute la distribution est formidable : à ses côtés, Dominique Valadié, Marie Vialle, Lola Riccaboni, entre autres, font des merveilles. Attentifs à la musicalité de la langue, il font résonner l’alexandrin avec notre temps, portant haut la langue de Molière, dans une respiration de bon aloi. Malgré leur raideur apparente, l’intelligence de leur interprétation s’exprime jusque dans le moindre geste, regard, intonation.

Savoureuse critique de la comédie humaine

Après de nombreuses mises en scène qui ont fait date (Bond, Tchekhov, Beckett, Botho Strauss…), Alain Françon s’attaque à Molière pour la première fois. Lui qui ne cesse d’explorer de nouvelles pistes dramaturgiques, propose une lecture passionnante du Misanthrope.

La société de cour, principale formation élitaire du pays au moment où Molière écrit ses pièces, impose de nouvelles contraintes sociales. C’est ce qu’ausculte la mise en scène : respect d’un ordre hiérarchique, appétits cyniques de cette société fondée sur la compétition, rapports humains corrompus… Ainsi, Alceste, le plus loyal et le plus droit des hommes, ne voit-il partout qu’imposture, intérêt, trahison, fourberie. Une vision d’autant plus propice à alimenter sa paranoïa, qu’il aime Célimène, coquette et médisante, et qu’il est l’ami de Philinte, l’ennemi de personne.

Le-Misanthrope-Alain-Françon © Michel Corbou
« Le Misanthrope », mise en scène d’Alain Françon © Michel Corbou

Alain Françon décortique avec un humour dévastateur cette haute société rigide, dont Molière montre les ressorts secrets dissimulés sous les échanges feutrés. Derrière le jeu marqué des ambitions, il fait craquer le vernis de la politesse. Il rend aussi la radicalité de ses questionnements à cette comédie où la subversion et l’honnêteté ne sont pas forcément là où on le croit. Est-ce (se) trahir qu’accepter l’hypocrisie ? Comment résister à la tentation de fuir le monde ?

Actualisation ou conventions

Enfin, Alain Françon transpose aujourd’hui cette critique du paraître où les comportements frisent la parodie. Depuis le XVIIe siècle, cet entre soi ne s’est-il pas étendu aux autres couches sociales ? Au-delà de l’histoire dramatique d’un misanthrope amoureux, cette comédie féroce fait écho à la perversité des conventions sociales qui perdurent.

Aux perruques et rubans verts, Alain Françon préfère les costumes contemporains de Marie La Rocca : deux pièces chics pour les hommes (et une belle cravate verte pour Alceste), robes de soirée pour les femmes. Les marquis restent caricaturaux, mais surprennent par leur « branchitude ».

Tout aussi élégants, les décors de Jacques Gabel sont conçus en trois espaces : un salon classique, avec moulures, baigné de lumière grâce aux grandes ouvertures en bois, décoré avec des tableaux de maîtres, bordé de recoins sombres où se réfugie volontiers Alceste ; un parquet en bois symbolisant le plancher théâtral ; en fond, une photo prise dans le parc de Versailles, qui représente un paysage enneigé, dont l’abstraction crée un contraste intéressant avec l’espace principal réaliste. Dans un camaïeu de gris, l’ensemble est assez froid, même rehaussé des magnifiques lumières de Joël Hourbeigt. Mais c’est plutôt bien vu pour traduire « l’hiver des rapports humains » que souhaite mettre en avant le metteur en scène.

Peter Stein, quant à lui, borde le plateau de hauts miroirs – une sorte de Galerie des Glaces – et se contente de costumes d’époque. À cette mise en scène conventionnelle (de celui qui a pourtant dirigé la Schaubühne de Berlin des années 70 à fin 90), on préfère de loin les partis pris éclairés d’Alain Françon, qui exprime mieux l’idéalisme de Molière, son universalité et son génie défiant toutes les époques. 

Léna Martinelli


Le Misanthrope, de Molière

Mise en scène : Peter Stein

Avec : Hervé Briaux, Brigitte Catillon, Pauline Cheviller, Manon Combes, Jean-Pierre Malo, Paul Minthe, Léo Dussolier, Patrice Dozier, Jean-François Lapalus, Dimitri Viau, Lambert Wilson

Décors : Ferdinand Woegerbauer

Costumes : Anna Maria Heinreich 

Lumières : François Menou

Assistance à la mise en scène : Nikolitsa Angelakopoulou

Théâtre Libre • 4, bd de Strasbourg • 75010 Paris

Du 13 février jusqu’au 19 mai 2019, à 20 heures, les samedi et dimanche à 16 heures

Réservations : 01 42 28 97 14

Billetterie en ligne

De 22 € à 69 €

Durée : 1 h 40


Le Misanthrope, de Molière

Mise en scène : Alain Françon

Avec : David Casada, Pierre-Antoine Dubey, Pierre-François Garel Gilles Privat, Lola Riccaboni, Dominique Valadié, Marie Vialle

Décor : Jacques Gabel

Lumière : Joël Hourbeigt

Costumes : Marie La Rocca

Musique : Marie-Jeanne Séréro

Coiffure et maquillage : Cécile Kretschmar

Son : Léonard Françon

Théâtre Dijon Bourgogne • Parvis Saint-Jean • rue Danton • 21000 Dijon

Du 12 au 15 février 2019

Réservations : 03 80 30 12 12

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