Christiane Jatahy : atout chœur
Par Laura Plas
Les Trois Coups
Abolir la frontière entre les gens et les genres en réinterprétant « l’Odyssée », tel est le pari que relève avec un immense talent Christiane Jatahy. S’aventurant sur les terres inconnues de l’intime et de la musique, elle vise juste et touche au c(h)œur.
Christiane Jatahy n’a pas attendu l’édition 2019 du festival d’Avignon pour s’intéresser à la figure d’Ulysse. L’an passé, elle nous avait déjà présenté un premier volet, controversé, de cette Odyssée dont elle révèle, au gymnase Aubanel, un nouveau chant. Cela fait même des années qu’elle parcourt les continents dans le sillage de ceux que les catastrophes font errer, nostalgiques de leurs patries perdues. Elle a ainsi rencontré de nouveaux Ulysse, au féminin comme au masculin, qui ont nourri sa réflexion sur l’épopée antique, tout autant que sur notre présent barbelé, et sur la manière de le cisailler pour faire surgir l’avenir.
Rien, donc, d’une œuvre de circonstance dans sa démarche pourtant nourrie d’une désespérante actualité : celle de cyclopes claquemurés dans leur monde de nantis pour ne pas entendre les cris des exilés qui se meurent à leurs portes ; celle d’un Brésil aux mains d’un despote raciste, homophobe, qui vilipende les artistes et sacrifie l’Amazonie aux intérêts d’une minorité puissante.
À Jenin, Damas, ou ailleurs
Au contraire, le dispositif imaginé par la metteuse en scène brésilienne fait déborder les temporalités. Tout d’abord, l’image documentaire omniprésente (ce qui assurément en rebutera certains), nous offre la vision d’un passé proche. Des comédiens en exil endossent, en effet, le rôle d’Ulysse ou de Pénélope pour nous parler avec pudeur de leur périple. Enfermés de l’autre côté de l’écran, ils semblent peu à peu, pourtant, pouvoir échapper à l’image pour traverser le no man’s land qui les sépare de nous. Afin de créer cette impression, Christiane Jatahy, qui n’a cessé d’expérimenter sur les pouvoirs du cinéma en scène, joue habilement avec les regards caméra et les dispositifs.
Elle parvient surtout à rendre actuelle la forme antique du chœur. Constitué de citoyens formés au chant et à la danse, ce dernier était, jadis, comme la conscience de la représentation. Exclu de l’action, il la commentait. Or, de manière analogue, dans le Présent qui déborde, c’est au cœur du public qu’émerge de manière inopinée la dimension théâtrale du spectacle. Les gradins s’illuminent de pointes de lumières et de notes. Des voix s’élèvent parmi nous pour dialoguer avec ceux qui se trouvent par-delà l’écran, mais tout aussi bien avec nous qui sommes du bon côté, assis tranquillement à profiter en paix des délices d’Avignon.
Les trompettes de Jatahy
Ainsi, comme les trompettes de Jéricho firent tomber des murailles, la musique abolit les frontières ; elle fait battre à un même rythme les paumes et les cœurs, elle rappelle qu’au-delà des idiomes et des coutumes, nous avons en commun les chants, les sourires des enfants, les histoires de vie et de mort. Nous sommes tous des Ulysse, ou nous le serons peut-être un jour comme cet acteur qui se croyait en sécurité au Congo, ou nos pères l’ont été. Habilement, Christiane Jatahy place parmi les spectateurs des fils et filles d’Ulysse d’hier. Intimement, elle nous parle pour la première fois des Ulysse de sa propre famille. Rejoignant l’Antique d’une autre manière, elle est ainsi semblable au prologue qui nous guide dans la représentation. Et c’est remarquable.
Suivre le travail de la metteuse en scène brésilienne est toujours palpitant, même si on est parfois déconcerté. Aujourd’hui, elle parvient à dessiner son futur d’artiste en franchissant les frontières de sa propre création, en s’aventurant dans son Amazonie où bruissent désormais des voix, des musiques magnifiques (chapeau aux interprètes), tout autant que les souvenirs douloureux.
Autour de lui, l’aède fédère des histoires de morts et de vie. Ainsi, la belle communauté du Présent qui déborde transforme le public en un chœur qui fait naître au creux de ses mains une pulsation ou une pluie. Et comme on dit que les gouttes d’eau, peut-être, font les océans, on espère que celles du présent de la représentation déborderont en nos vies, et que nous saurons nous lever pour accueillir enfin les Ulysse, comme nous nous levâmes d’enthousiasme à la fin de la représentation. ¶
Laura Plas
Le Présent qui déborde. Notre Odyssée II, de Christiane Jatahy
Mise en scène : Jani Nuutinen
Avec : Faisal Abu Alhayjaa, Manuela Afonso, Abed Aidy, Omar Al Sbaai, Abbas Abdulelah Al’Shukra, Maroine Amimi, Vitor Araújo, Bepkapoy, Marie-Aurore D’Awans, Emilie Franco, Joseph Gaylard, Noji Gaylard, Renata Hardy, Ramyar Hussaini, Iketi Kayapó, Irengri Kayapó, Ojo Kayapó, Laerte Késsimos, Kroti, Yara Ktaish, Pitchou Lambo, Abdul Lanjesi, Melina Martin, Jovial Mbenga, Nadège Meden, Nambulelo Meolongwara, Linda Michael Mkhwanasi, Mbali Ncube, Pravinah Nehwati, Adnan Ibrahim Nghnghia, Maria Laura Nogueira, Jehad Obeid, Ranin Odeh, Blessing Opoko, Phana, Pykatire, Corina Sabbas, Leon David Salazar, Mustafa Sheta, Frank Sithole, Fepa Teixeira, Ivan Tirtiaux, Ahmed Tobasi
Durée : 2 heures
À partir de 15 ans
Gymnase du lycée Aubanel • 14, rue Palapharnerie • 84000 Avignon
Dans le cadre du festival d’Avignon
Du 5 au 12 juillet 2019, du vendredi au jeudi à 18 heures, le vendredi à 15 heures, relâche le dimanche 7 juillet
De 14 € à 30 €
Réservations : 04 90 14 14 14
À découvrir sur Les Trois Coups :