Manège enchanté
Par Léna Martinelli
Les Trois Coups
Bartabas revisite, pour l’Académie équestre de Versailles, « le Sacre du printemps » et « la Symphonie de Psaumes » aux côtés de l’Orchestre et du Chœur de Radio France. Un coup de maître !
Avec 125 musiciens et 64 choristes, 19 chevaux, 12 cavaliers, 7 danseurs indiens et une artiste aérienne, le spectacle s’annonçait spectaculaire. Il est grandiose. On le sait, Bartabas ne fait pas les choses à moitié. D’ailleurs, après le succès du Requiem de Mozart, il s’est vu proposer, par la Seine musicale, une seconde collaboration. Il a choisi de reprendre ses célèbres chorégraphies des deux plus grandes partitions de Stravinsky. Créées en 2000 à Amsterdam pour le Théâtre Zingaro (la compagnie qui l’a fait connaître), elles faisaient partie de Triptyk, un spectacle mythique qui fut joué dans le monde entier, de Moscou à Los Angeles.
Des pointures
Les voltigeurs de Zingaro font place aux écuyères de l’Académie, un corps de ballet unique au monde, attaché au manège de la Grande Écurie royale de Versailles, où Bartabas officie comme directeur artistique. Cette recréation lui fournit aussi l’occasion d’une première collaboration avec Mikko Franck, à la tête de l’Orchestre philharmonique de Radio France. Le Chœur de Radio France est également présent dans la fosse d’orchestre, sous la houlette de Lionel Sow. Deux chefs dynamiques et précis.
Réunis, le maître du théâtre équestre et quelques-uns des meilleurs musiciens offrent un contrepoint à cette œuvre majeure qui n’a pas perdu son pouvoir d’évocation, d’autant que l’interprétation, comme la direction, sont remarquables. La chorégraphie imaginée par Bartabas et dessinée par les chevaux, révèle les rythmes et les harmonies de la musique savamment construite de Stravinsky.
Rites sacré et païen
Ballet écrit pour un orchestre exceptionnellement grand, les partitions laissent la part belle aux instruments à bois, aux cuivres et surtout aux percussions, avec une grande variété de timbres. Fondée sur des matériaux bruts, la musique a été inspirée de mélodies slaves provenant d’anciennes festivités. Tout en contrastes, des blocs rythmiques sont juxtaposés comme une mosaïque, avec un crescendo de sons et d’activités. Avec un début lent, puis calme, et enfin une explosion, la composition traduit parfaitement l’énergie caractéristique du printemps.
Avec la Symphonie des Psaumes, Stravinsky faisait aussi un sort aux traditions. En effet, une symphonie est de nature profane (sans lien avec la religion) et le psaume appartient au domaine du sacré. Cette pièce brisait alors les coutumes. Associer les deux œuvres ici est donc bien vu, puisque cela permet à Bartabas de conter, à partir des chevaux et à travers eux, le conflit entre les deux forces primordiales de la vie, la barbarie et la spiritualité. Et là encore, quelle belle expressivité musicale ! Entre clameur militante et ferveur, la voix des suppliants s’amplifient jusqu’au paroxysme sur un rythme implacable. Une louange en forme d’élan guerrier, évocation, selon Stravinsky, « du char d’Élie traversant le ciel ». Cela n’empêche pas d’en sortir rasséréné.
Spectacle métissé
Créé par les Ballets Russes de Diaghilev en 1913, le Sacre du printemps a inspiré les plus grands chorégraphes, dont Maurice Béjart (1959), Pina Bausch (1975), Martha Graham (1984), Mats Ek (1984), Angelin Preljocaj (2001), Emmanuel Gat (2004), Jean-Claude Gallotta (2011), Sasha Waltz (2014), et même le démiurge Romeo Castellucci (2013). Scandale comparable à la bataille d’Hernani au XIXe siècle, pour la transgression des codes classiques, il est aujourd’hui considéré comme un chef-d’œuvre. Chaman sur les bords, Bartabas s’y est naturellement intéressé. Il livre sa propre version en explorant sa puissance tellurique et en imposant son point de vue rebelle.
Exit les vieux sages assis en cercle observant la danse à la mort d’une jeune fille, qu’ils offrent au dieu du printemps. Dans cette nouvelle cérémonie, ce sont des amazones qui œuvrent au sacrifice et les danseurs indiens de Kalarippayatt (un art martial du Kérala, au sud de l’Inde) qui font les frais de la cruauté. En introduisant ce sport de combat, qui allie le physique au spirituel, le metteur en scène respecte le mysticisme. Toutefois, il transforme presque ce lieu d’âpres combats en un manège enchanté. Surtout qu’avec Bartabas, les « sauvages » ne sont ni des créatures primitives, ni les chevaux, mais bien les gens dits « civilisés » qui font la mise à mort. Pour signifier la barbarie, il préfère un ballet presque militaire à des bacchanales endiablées.
Après le dynamisme du Sacre, les Psaumes confinent au sacré. Cette louange universelle adressée à Dieu paraît comme la suite logique, car les femmes, en habit d’époque moins ancienne, mènent cette fois-ci des jeux mythiques, comme il devait y en avoir à la Cour, sous une sorte de chrysalide d’où émerge, avec une grâce infinie, une acrobate aérienne. Vénérée, l’élue qui est désignée pour être livrée aux Dieux, s’offre à la contemplation. Hymne sublime sur le fil de l’épure, qui finit aussi par la mort. Ici-bas.
C’est un peu comme si Bartabas avait souhaité que ce spectacle rejoigne l’éternité. Quoi qu’il en soit, l’artiste continue de creuser le sillon d’une double ligne philosophique et esthétique fondée sur l’ombre et la lumière, la pensée des origines et la lucidité de la modernité. Bien qu’obscures, les puissances sauvages parviennent à la conquête d’une sérénité faite de paix intérieure et de beauté plastique. Mais où se situe vraiment la bestialité, se demande-t-il ?
Débridé
Sous des abords séduisants, cette réflexion n’en traduit pas moins une vision subversive du pouvoir et de la religion. Et c’est d’autant plus remarquable avec l’Académie équestre de Versailles. Voilà bientôt quinze ans que cette compagnie-école d’exception, menée grand train par Bartabas, s’engage à préserver l’équitation de légèreté française tout en réinventant l’art des chorégraphies cavalières. Désormais laboratoire de création, la discipline est considérée comme un art et non comme un sport. Et rien de tel qu’un ancien cavalier punk, qui a l’art de conjuguer art équestre, théâtre, danse et musique, pour faire vraiment la révolution. Dans le respect des traditions.
Académique – et pour cause – le ballet est composé de figures un peu répétitives et de rondes où règne la symétrie. Cela peut sembler un contresens car, complètement déconstruit dans la partition, comme dans la chorégraphie du Sacre, le rythme avait choqué à sa création. Nijinski avait effectivement multiplié les mouvements saccadés, pour faire des danseurs des pantins désarticulés. Ici, pour servir le propos, les danses frénétiques des origines laissent place à un ballet élégant, réglé au millimètre près. Quelle précision dans l’exécution, quelle fluidité aussi !
Juchées sur leurs montures, les cavalières évoluent dans un tourbillon. Heureusement, dans les créations de Bartabas, les chevaux volent la vedette aux hommes. Sous les sublimes éclairages de Bertrand Couderc, leurs robes noires, crèmes et isabelles ont autant d’éclat que les costumes, très réussis. Rien de tel, pour le premier tableau (L’Adoration de la terre), que de les livrer à eux-mêmes. Les femmes s’effacent au profit des équidés qui se roulent dans la terre avec extase, la piétinent, la glorifient, l’ensemencent presque. Les chevaux sont dressés mais paraissent à l’état sauvage. Ce n’est pas non plus par hasard qu’ont été choisis des Lusitaniens, considérés comme les plus anciens chevaux de selle du monde.
Inspiré par leur comportement et leur personnalité, Bartabas préfère effectivement donner libre cours à la créativité de l’animal, guidé principalement par la musique et les lumières, jamais par un dresseur en piste, comme dans la tradition circassienne. Les chevaux deviennent quasiment des acteurs ou des danseurs, en tout cas des partenaires de jeu à part entière. C’est magnifique. Concentrée dans ce moment précieux, l’essence de la création bartabasienne éblouit. ¶
Léna Martinelli
Le Sacre de Stravinsky
Mise en scène et chorégraphie de Bartabas
Avec : L’Académie équestre national du domaine de Versailles, Le Chœur de Radio France, (chef de chœur : Lionel Sow)
L’Orchestre Philharmonique de Radio France (direction : Mikko Franck)
Création lumières : Bertrand Couderc
Durée du spectacle : environ 75 minutes avec entracte
Photos © Antoine Poupel / Triptik
La Seine Musicale • Île Seguin • 92100 Boulogne-Billancourt
Du 21 au 29 septembre 2018, à 20 h 30, dimanche à 16 heures
De 35 € à 145 €
Réservations au 01 74 34 53 53 et en ligne
À découvrir sur Les Trois Coups :
☛ Sacre et Gold, d’Emanuel Gat, Montpellier Danse saison 2015-2016, Par Fatima Miloudi