Ouistiti‑je ?
par Céline Doukhan
Les Trois Coups
Sans queue ni tête, la pièce malaxe et entrechoque les mots avec bonheur. Une sorte de big-bang poétique, mais qui durerait deux heures quarante.
Inutile de tenter de résumer l’histoire du Vivier des noms, il n’y en a pas. Des scènes s’enchaînent, avec pour liant les interventions grandilo-comiques de l’« Historienne », qui donne les didascalies, dans une litanie de « Entrent… » suivie de noms tous plus loufoques les uns que les autres. L’inventivité de Valère Novarina dans ce domaine est sans bornes, et on rit beaucoup de tous ces mots insolites.
Également à la mise en scène, l’auteur suisse fait jouer ses interprètes 1 sur une sorte de damier constitué de dalles souples qui figurent ses peintures. Parfois, les comédiens (ainsi que les « ouvriers du drame », comme il appelle les régisseurs) soulèvent certains de ces panneaux qui servent de « décor » à certaines scènes. Le procédé est souvent drôle et absurde, et accentue le côté ludique, presque enfantin de l’entreprise.
On a l’impression que ce torrent de mots et de nonsense pourrait ne jamais s’interrompre. Alors, certes c’est long, deux heures quarante de délire permanent, mais cet aspect quantitatif fait partie du sens du spectacle. Comment s’y retrouver dans le vrai, le faux, l’absurde ? Et quel est finalement le langage le plus vrai (ou le plus trompeur) : celui, semi-inventé, rocambolesque, du théâtre, ou celui de notre réalité quotidienne ? On peut trouver là un écho inattendu avec la déconstruction de la langue de la politique et de la publicité opérée dans No World / FPLL, également à l’affiche du Festival d’Avignon 2.
Manuel Le Lièvre formidable de bout en bout
On pourrait faire une longue liste de tous les moments désopilants qui ont recours à ces procédés de création ou détournement de mots. Un exemple ? Lors d’une séquence particulièrement réussie, le personnage interprété par Manuel Le Lièvre (formidable de bout en bout) pense avoir détecté la solution au problème du genre des noms. Plutôt que d’utiliser les déterminants le ou la, il fait l’apologie du « U pacificateur et réunificateur », brandissant des U jaunes découverts sous les dalles en plastique. Mieux : les vertus du U seraient si grandes que tous les sons voyelles pourraient être remplacés par lui, sans que cela nuise à la compréhension. Commence alors une hilarante déclamation du « Curbu u du runurd » : « Mutre curbu tunu du su buc u frumuge… ». La salle est pliée en deux.
Mais il ne s’agit pas seulement de créer des mots. Dans ce voyage en Absurdie, les sentences invraisemblables pleuvent. « Ma mère n’a pas eu d’enfants », « En tout lieu, où que nous nous trouvions, nous nous félicitons de la présence de nous-mêmes », « Taisez-vous un instant que j’entende ce que disent vos yeux »… Cependant, si ces saillies sont nombreuses, le spectacle ne donne jamais l’impression d’un pesant exercice de virtuosité tant le propos est poétique et drôle. Il faut dire que les huit comédiens font vraiment des merveilles, se coulant avec naturel et gourmandise dans cet univers bizarre. Ils procurent chair à ce texte si littéraire, et, même s’il n’y a pas de personnages à proprement parler, chacun incarne ce qu’il a à incarner avec sa patte individuelle. On a parlé de Manuel Le Lièvre, mais René Turquois est également impayable en fan obsessionnel des chiffres. Quant à Agnès Sourdillon, c’est elle qui ouvre le bal avec, balai-brosse en main, une série de didascalies absurdement détaillées. Son jeu a quelque chose d’espiègle qui sied parfaitement à ce monde fantaisiste.
Globalement, on est agréablement surpris de voir que ce propos essentiellement axé sur les mots, somme toute abstrait, est servi par une véritable mise en scène qui fait la part belle aux corps et au comique visuel. C’est ainsi que les superbes interventions de Christian Paccoud à l’accordéon suscitent d’étonnants moments de comédie musicale. Valère Novarina tire aussi parti du cadre du cloître des Carmes, par exemple lorsque, plus hiératique que jamais, Claire Sermonne délivre ses sentences du haut du cloître, surplombant tous ses acolytes. ¶
Céline Doukhan
- Des fidèles, lire par exemple https://lestroiscoups.fr/le-vrai-sang-de-valere-novarina-theatre-de-lodeon-a-paris/
- Lire https://lestroiscoups.fr/no-world-fpll-de-winter-family-tinel-de-la-chartreuse-a-villeneuve-les-avignon/. Sur un thème voisin, accessible à tout public, on pourra aussi aller voir l’excellent Moi, le mot, aux Ateliers d’Amphoux : https://lestroiscoups.fr/moi-le-mot-de-matei-visniec-ateliers-damphoux-a-avignon/
le Vivier des noms, de Valère Novarina
Texte, mise en scène et peintures : Valère Novarina
Avec : Julie Kpéré, Manuel Le Lièvre, Dominique Parent, Claire Sermonne, Agnès Sourdillon, Nicolas Struve, René Turquois, Valérie Vinci et Christian Paccoud (musicien), avec la participation d’élèves du conservatoire du Grand-Avignon : Jérémie Aguera, Serge Atouga Attougha, Magali Avarello, Romain Bigot, Sophie Claret, Marie Gurrieri, Martin Houssais, Camille Lucas, Lisa Meyer, Charlotte Prost, Zoé Vuaillat
Scénographie : Philippe Marioge
Collaboration artistique : Céline Schaeffer
Lumière : Joël Hourbeigt
Musique : Christian Paccoud
Costumes : Karine Vintache
Maquillage : Carole Anquetil
Réalisation des accessoires : Jean-Paul Dewynter
Dramaturgie : Roséliane Goldstein, Adélaïde Pralon
Assistanat de l’auteur : Sidonie Han
Lectrice : Isabelle Babin
Régie générale : Richard Pierre
Régie plateau : Élie Hourbeigt
Régie lumière : Léo Thévenon
Assistanat à la mise en scène stagiaire : Pauline Clermidy
Assistanat costumes : Marion Xardel
Production et diffusion : Séverine Péan, Julie Le Gall-PLATÔ
Photo : © Fabienne Douce/ FOKAL
Cloître des Carmes • place des Carmes • 84000 Avignon
Réservations : 04 90 14 14 14
Du 5 au 12 juillet 2015 à 22 heures, relâche le7 juillet
Durée : 2 h 11
28 € | 22 € | 14 € | 10 €
Reprise
Théâtre 71 • 3, place du 11-Novembre • 92240 Malakoff
01 55 48 91 00
Mercredi 18 janvier 2017 au jeudi 26 janvier 2017
Mercredi, jeudi et samedi à 19 h 30, mardi, vendredi à 20 h 30, dimanche à 16 heures
Tournée 2017 :
- 9 et 10 janvier 2017, Grand R, à La Roche‑sur‑Yon | 02 51 47 83 83
- 18 au 26 janvier 2017, Théâtre 71, à Malakoff | 01 55 48 91 00
- 2 et 3 février 2017, l’Hexagone, à Meylan | 04 76 90 00 45