« Des poèmes sur pattes »
Par Léna Martinelli
Les Trois Coups
Que se passe-t-il quand un bougon, un buveur de lait et une passionnée de théâtre se croisent ? Quand les trois fameux clowns, Arletti, Zig et le Boudu, revisitent « le Roi Lear » ? Cela donne une tragi-clownerie d’une grande poésie qui nous renvoie à notre condition humaine.
Zig adore le lait, Boudu préfère la chair fraîche. Arletti a, quant à elle, un goût immodéré pour les nourritures spirituelles ou, plus exactement : le théâtre. S’y connaissant donc un peu en relations humaines, celle-ci tente de faire sortir ces énergumènes de leur réserve – plutôt de sa grotte pour le Boudu ! De coups de griffes en caresses, ils s’apprivoisent les uns les autres jusqu’à se prêter au jeu du théâtre. Tombant par hasard sur le Roi Lear, Arletti essaie effectivement de jouer la pièce avec ses acolytes. Rêve ou cauchemar ? Quoi qu’il en soit, ces « livres de chair », que sont les clowns, s’emparent avec talent du chef-d’œuvre de Shakespeare. Et avec force clowneries !
Les clowns sont bêtes parce qu’ils sont maladroits, mais aussi parce qu’ils portent souvent un animal en eux. Arletti, clown céleste, a tout de l’ange : la grâce et la pureté, une odeur de sainteté tout juste atténuée d’un soupçon de félinité. Par sa délicatesse, elle pourrait tout aussi bien être belette ou moineau. Le Boudu, quant à lui, mi-clown, mi-ogre, a la puissance du taureau, la vulnérabilité de l’ours mal léché. Zig, enfin, est le « bon toutou », celui sur qui l’on peut compter, en dépit de tous ses travers.
À la source de l’acte poétique
Si ces clowns-là expriment drôlement notre animalité, ils n’en sont pas moins « des poèmes sur pattes », pour reprendre la jolie expression de François Cervantes. Ils sont le poème incarné, rien de moins ! Comme les autres clowns, Arletti, le Boudu et Zig sont caricaturaux. Ils ont un nez rouge, ils portent des habits colorés, ils sont affublés de drôles de coiffures, ils en font des tonnes. Pourtant, ce n’est jamais « too much ». Arletti et le Boudu hurlent de rire. Zig pleure très fort. D’une sensibilité extrême, ils prennent tout au pied de la lettre. Cela ne les empêche pas d’évoluer dans les hautes sphères. Avec ce Roi Lear revisité, ils remontent à la source de l’acte poétique. Surtout, ils se démarquent par une pratique de leur art d’une grande intelligence.
Le jeu vertigineux de Catherine Germain nous mène très haut. Portée par des désirs impossibles, en quête de l’amour, passionnée de théâtre, Arletti est toujours tirée vers le haut. Elle nous donne des nouvelles du ciel tout en racontant des histoires qui nous mettent au monde. Experte en métamorphoses, la comédienne a exploré d’autres continents – celui de la tragédie grecque tout de même ! – en interprétant la Médée de Laurent Fréchuret. Comme le désir, elle saisit la peur à bras le corps pour faire trembler la chair du théâtre. Toujours sur le fil, d’une rare subtilité, car n’utilisant jamais les ficelles du métier, cette comédienne a une présence incroyable. Gestuelle, travail de la voix, son art est complet. Un jeu d’une si grande intensité ! Dans un autre style, Bonaventure Gacon, brut de décoffrage, maîtrise aussi la plongée dans les abysses de l’âme. Véritables spéléologues, tous deux explorent nos mondes intérieurs avec audace. Quoi de plus jubilatoire que de voir au bord de la chute le Boudu, qui puise pourtant sa sève dans de si profondes racines ! La rencontre des deux est étonnante, comme celle de l’ombre et de la lumière.
Catherine Germain et Dominique Chevallier (Zig) sont entrés dans la compagnie de François Cervantes au commencement, créant leur premier duo en 1987. Vingt ans après, ils rencontrent cet ancien élève du C.N.A.C. (Centre national des arts du cirque), dont il sort en 1998. Après avoir participé à de nombreuses aventures collectives (le Cirque Plume, le Cirque Désaccordé, etc.), Bonaventure Gacon s’invente un personnage hors norme : le Boudu. Sous le regard complice de François Cervantes, metteur en scène et auteur qui aime tant les acteurs, le mariage de la chair et du verbe donne lieu à une œuvre foisonnante, véritable chambre d’écho où résonnent d’éternelles problématiques.
Le rapport aux autres, tout d’abord. Au cœur de notre humanité, les clowns dévoilent en effet tout ce que peut avoir de dérisoire notre existence au monde tant que nous n’avons pas percé le mystère de la relation humaine. Le rapport au monde, ensuite. Ici et maintenant, ceux qui vivent au jour le jour dans l’insouciance la plus totale, comme tous les excentriques, comme ceux qui préfèrent la marge au centre, tous ceux-là méritent qu’on s’arrête un peu plus sur leur « cas », leurs forces vives pouvant révéler nos propres failles. Pour toutes ces raisons, il est donc essentiel de voir ce spectacle, une rencontre entre trois clowns exceptionnels, qui puisent dans le théâtre l’humanité apte à nous faire grandir. ¶
Léna Martinelli
Les Clowns, de François Cervantes
Cie L’Entreprise • friche de la Belle-de-Mai • 41, rue Jobin • 13003 Marseille
04 91 08 06 93
compagnie.entreprise@wanadoo.fr
Mise en scène : François Cervantes
Avec : Dominique Chevallier, Bonaventure Gacon, Catherine Germain
Régie générale : Xavier Brousse
Régie lumière : Bertrand Mazoyer
Photos : © Christophe Raynaud de Lage
Théâtre Jean-Arp • 22, rue Paul-Vaillant-Couturier • 92140 Clamart
http://www.theatrejeanarp.com/
Réservations : 01 41 90 17 02
Du 20 au 24 janvier 2010 à 20 h 30, jeudi à 19 h 30, dimanche à 16 heures
Durée : 1 h 30
Tout public dès 10 ans
21 € | 15 € | 10 €
Tournée :
- Du 27 au 29 janvier 2010, Le Prato, Lille, 03 20 52 71 24
- Du 16 au 27 février 2010, friche de la Belle-de-Mai, Marseille, 04 95 04 95 70