Les Zébrures du printemps 2025, Reportage, Limoges

Zébrer nos détresses de mots

Laura Plas
Les Trois Coups

Alors que l’horizon s’obscurcit, pendant quelques jours, Les Zébrures de printemps ont pris le temps d’entrelacer le silence, les mots et la musique pour faire poème, comme on oppose un contre-feu. Dix beaux textes, plus de trente artistes pour une édition remarquable par son soin des mots et donc de l’autre.

Il y a quelques jours à la frontière canadienne, le gouvernement américain faisait fermer une bibliothèque. Comme le rappelait l’autrice Marion Guilloux dans l’émission radio Sur les ondes du zèbre, depuis son accession au pouvoir Donald Trump ostracise des mots aussi importants que « femme ». Et quand on pleure à Marioupol ou Ramallah, quand la terre elle-même semble à l’agonie, on serait peut-être tenté de reprendre la question d’Hölderlin : « À quoi bon les poètes en temps de détresse ? ». Mais il nous semble que s’est élevée la plus belle réponse lors du festival de lectures des Zébrures de printemps, comme un contre-feu.

Geste premier : à l’heure où l’on fait taire les voix divergentes, faire entrer toutes les altérités de la francophonie. En effet, on a entendu des accents pointus, des langues ensoleillés, les sonorités du Québec et du territoire hexagonal. On a vu la langue française vibrer de mille couleurs, odeurs : celles de la truffe noire et celle du sable irakien, par exemple (dans Rekord de Soumaya Al Attia). Elle s’est enroulée, au malgache, au rwandais, au sérère de Majnun, comme des amants se lovent l’un·e dans l’autre. Souvent sur scène, les auteur·ices avaient d’ailleurs à leurs côtés un interprète qui s’exprimait dans une autre langue que celle de leur écriture, une langue qu’ils ne comprenaient pas totalement (Hewa Rwanda ou Rekord), mais qu’ils avaient accueillie et qu’on leur avait patiemment traduite. Et cela ne pouvait que résonner avec la journée du 22 mars contre le racisme et le fascisme.

L’amour en partage

Lors d’une entrevue pour Sur Les Z’ondes du Zèbre, l’auteur et metteur en scène Dorcy Rugamba parlait de ces spectateur·ices qui sortaient de Hewa Rwanda, marqués par sa force de vie et d’amour. Et il est vrai que durant ce week-end, la poésie a eu la mort, mais aussi l’amour en partage : l’amour en dépit d’un génocide, (dans Hewa Rwanda) en dépit d’un régime dictatorial (dans Rekord), de la destruction de la terre palestinienne (dans Tatrïz de Valentine Sergo), de l’abandon d’un père sur l’île de Madagascar (dans Enfant de Gad Bensalem), de la destruction de notre planète (dans À nos forêts). Il s’est immiscé jusque dans le conte jeune public Garçon chasseur de Pascal Brullemans.

Et ce sentiment obstiné, tenace n’avait rien de mièvre, il était résistance, solidarité, main tendue dans les textes et sur le plateau. On se souviendra de la complicité de Joachim Pavy et Marion Guilloux (dans À nos forêts), de celle de Willam Arbache et Valentine Sergo (dans Tatriz), de celle de Lou Valentini et Duraid Abbas Ghaieb (dans Rekord).

Cette entente fut aussi celle des mots et de la musique : durant le festival, rares furent les propositions qui ne se tissèrent pas de notes. Parfois les mots s’effacèrent un peu trop derrière la performance musicale, comme dans À Nos Forêts, mais le plus souvent on entendit plutôt des chants amébées, où chaque ligne venait renforcer l’autre, comme pour la très belle partition de Dina Mialinelina et pour le texte de Gad Bensalem Enfant, lui-même rythmé, scandé.

Quant à Hewa Rwanda, on ne s’étonnera pas que ses interprètes en parlent comme d’un rituel. Car cette magnifique lettre aux absents est comme un oratorio, un chant pour ceux qui sont morts en avril 1994. Le chant de Majnun s’y élève avec la force des prières, celle que ressentit justement à un moment de sa vie Dorcy Rugamba.

Ne pas se payer de mots

Mais la puissance est aussi celle des mots du poète et metteur en scène rwandais. Dans sa pièce, il pose douloureusement la question de leurs poids : que faire quand les récits mettent au centre des bourreaux, quand les actes des meurtriers, par leur extraordinaire horreur, se gravent dans les têtes et gangrènent le langage même ? En définitive, que peut « un mot face à une balle » ? Que faire pour que les mots soient du côté de ceux qui ont été tués et qui ne parleront plus ? Dorcy Rugamba fait résonner leur silence. Et dans ce silence, le poème se dresse avec pudeur, avec grandeur. Les termes sont choisis, organisés, agencés avec délicatesse. En ce sens, c’est le plus bel hommage à une famille qui aimait la culture de son pays, à un père, poète et artiste.

La force de la lecture consiste bien à mettre les mots au centre, sans nous divertir par la mise en scène ni le jeu. Et pourtant, on a vu des lectures abouties, aussi marquantes que des spectacles par leur créations lumières ou leur interprétation. On évoquera la danse de Judith Olivia Manantesona, aussi troublante que le récit justement primé par le Prix RFI de Gad Bensalem, le travail corporel de David Achour dans le conte plein de facétie et de lucidité de Pascal Brullemans Garçon chasseur.

Déployées dans les collèges, dans les centres de la PJJ, en relation avec l’université et l’Éducation nationale, les Zébrures de printemps 2025 ont fait entendre la poésie à des publics qui pourraient en être privés, à nous tous qui pourrions prochainement nous en voir dépouillés, si le service public de la culture n’était pas soutenu, comme dans beaucoup de lieux. Mais que ferions-nous, obscurs dans la nuit solitaire, si les poètes ne nous prenaient la main, comme ils l’ont fait durant ces beaux jours ?

Laura Plas


Le Monde d’aujourd’hui, direction de lecture Lauriane Bauduin
Avec les musiciens : Nicolas Gautreau et Jacques Navaux

Enfant, texte et direction de lecture Gad Bensalem
Avec : Gad Bensalem, Dina Mialinelina, Judith Olivia Manantenaso

À nos forêts, de Marion Guilloux, par le groupe Madjodilo
Avec : Marion Guilloux, Charles Meillat, Joaquim Pavy

Hewa Rwanda, lettre aux absents, de Dorcy Rugumba
Avec : Majnun et Dorcy Rugumba

Sur les z’ondes du zébre, émission proposée par Ex7.direct
Avec : Paul Éguisier, Renaud Frugier, Marion Guilloux, Philippe Labonne

Garçon Chasseur, de Pascal Brullleman, direction de lecture par Fabrice Henry
Avec David Achour, François Copin, Clémentine Haro, Romane Ponty Bésanger

Tatriz, de Valentine Sergo, direction de lecture par Christine Laure Hirsig
Avec : Wissam Arbache et Valentine Sergo

Rekord, texte et direction de lecture par Sumaya Al Attia
Avec : Duraid Abbas Ghaieb, Lou Valentini

Dans le cadre des Zébrures du printemps, du 17 au 29 mars 2025
Les Francophonies, des écritures à la scène
La plupart des spectacles ont été présentés au CCM Jean Gagnant • 7, avenue Jean Gagnant • 87000 Limoges
Réservation : 05 55 33 33 67 ou en ligne

À découvrir sur Les Trois Coups :
Les Francophonies 2025, reportage, par Laura Plas
Entretien avec Corinne Loisel, les Zébrures de printemps 2024, propos recueillis par Laura Plas
Les Zébrures de printemps 2023, reportage, par Laura Plas

Photos : 1 et 2 « Enfant », Gad Bensalem © Christophe Péan ; 3 « Hewa Rwanda », Dorcy Rugumba © Hertier Byiringiro

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