Une consomption jouissive et désespérée
Par Pascale Ratovonony
Les Trois Coups
Un enfant de colonisé dans la peau d’un enfant de colon, telle est la paradoxale expérience vécue par le jeune chorégraphe Rachid Ouramdane lorsqu’il se rend au Viêt Nam sur les traces de son père, Algérien enrôlé dans l’armée française lors de la guerre d’Indochine. De ce renversement brutal de perspective naît un étrange objet dansé, à mi-chemin entre la performance d’art contemporain et le témoignage historique. Vital et bouleversant.
Noir le plateau, noir le costume du danseur, noirs les quelques accessoires : la scène est une boîte noire conservant des fragments d’Histoire, des bribes de mémoire. À l’arrière-cour, veille la blancheur d’un écran, que traverseront des visages et des paysages entrant en résonance avec des voix : celle d’une proche de l’artiste ayant vécu ce départ pour l’Indochine du père, celle d’immigrés vietnamiens vivant aux États-Unis et tentant de réconcilier leur origine et leur identité d’adoption…
Seul en scène, le danseur serre dans sa main tour à tour un téléphone mobile et un micro. Micro dont les fils de plusieurs mètres de long dessinent d’étranges boucles sur le sol, au creux desquelles s’étalent des flaques noires – plaques sensibles qui peuvent prendre toutes les couleurs, refléter toutes les humeurs.
Dans l’entrelacs de ce réseau de fils, belle métaphore de l’enchevêtrement de la filiation et des destinées individuelles au sein du devenir collectif, le danseur tente de trouver sa place. D’abord souple et sinueux, lent comme le cours d’une rivière, il épouse collé au sol le rythme assourdi du souvenir. Mouvements répétitifs, ressassements continuels de la mémoire. Brusquement, le rythme change, la musique explose : on passe du temps du souvenir à celui de l’héritage. Le corps du danseur est alors secoué de soubresauts électriques, avant de se fondre avec une grâce décalée, dans le tempo du rock n’roll. Cela pourrait finir ici, dans une consomption jouissive et désespérée. Il n’en est rien.
Il y a ainsi ces deux dernières images : celle d’un homme de noir vêtu absorbant et reflétant les images défilant sur l’écran et celle d’une danse quasi immobile, portée dans un écartèlement extrême d’un corps debout et chancelant, l’image d’un condamné au peloton d’exécution qui danserait. Qui dira mieux que lui les profondes cicatrices laissées par le passage de l’Histoire ? ¶
Pascale Ratovonony
Loin…, de Rachid Ouramdane
L’A., en résidence de création au Fanal, scène nationale de Saint-Nazaire et artiste associé au Théâtre 2 Gennevilliers, centre dramatique de création contemporaine
Conception et interprétation : Rachid Ouramdane
Musique : Alexandre Meyer
Lumières : Pierre Leblanc
Costumes, maquillage : La Bourette
Assistante de réalisation : Erell Melscoët
Paroles de la chanson No More Heroes : The Stranglers
Régie générale et son : Sylvain Giraudeau
Régie vidéo : Jenny Teng
Régie lumières : Stéphane Graillot
Photo : © E. M.
Administration, production : Charlotte Giteau
Théâtre des Abbesses • 31, rue des Abbesses • 75018 Paris
Réservations : 01 42 74 22 77
Du 12 au 15 mars 2007 à 20 h 30
Durée : 1 heure
Tarif unique : 8 €