Brecht sur la brèche
Par Cédric Enjalbert
Les Trois Coups
Le Théâtre du Peuple de Bussang, fondé par Maurice Pottecher dans les Vosges en 1895, fête cent vingt ans d’existence. À l’honneur pour cette date anniversaire, l’Allemagne, avec au programme deux pièces : « Intrigue et amour » de Schiller, monté par Yves Beaunesne et « l’Opéra de quat’sous » de Bertolt Brecht, dans une adaptation de Vincent Goethals.
Brecht ne console pas ; il avance droit contre l’abrutissement. Son Opéra de quat’sous n’épargne personne. L’auteur allemand reprend d’ailleurs à son compte une formule antique passée à la postérité avec Hobbes : « L’homme est un loup pour l’homme », dont il fait un puissant motif anthropologique et le ressort caustique de sa pièce. Auscultant les tréfonds de la détresse humaine, il démonte les mécanismes d’une misère entretenue par la ferveur capitaliste, laquelle s’insinue partout, même et surtout entre les plus indigents. Bref, son Opéra de quat’sous grince.
La version qu’en donne Vincent Goethals en aplanit les reliefs et les aspérités, simplifiant la complexité finement entretenue par Brecht, au profit d’un spectacle plaisant. Interprétée, comme le veut la tradition du Théâtre du Peuple, par une douzaine de comédiens amateurs parmi la vingtaine de musiciens et d’acteurs, cette « pièce en musique », entrelardée des songs faussement désinvoltes et plutôt complexes composés par Kurt Weill, comporte beaucoup d’embûches. Un défaut de direction laisse les comédiens déroutés, cabotinant dans un univers qui, s’inspirant d’Orange mécanique et de Mad Max, tout en n’étant pas franchement futuriste, procure le drôle de sentiment, pas très heureux, d’un retour vers le futur, encombré et criard.
Là où Brecht dégonflait dans les années 1930 la grandiloquence de l’opéra dont il moquait la « totale crétinisation », en tirant à sa façon le tragique illusionniste des classiques vers l’esprit des cabarets, Vincent Goethals copie la satire, au risque de s’écarter par approximations successives de l’esprit féroce du modèle. De la violence corrosive de la fable, cette adaptation ne conserve que les mots les plus saillants, en guise de mots d’ordre rassurants par gros temps. Or Brecht n’est pas réconfortant ! Il est vrai, cette abyssale plongée dans les tréfonds de la misère londonienne, où se croisent putes et maquereaux, marchants de misère et puissants corrompus, écrite en 1928 d’après l’Opéra des gueux composé deux siècles plus tôt par les Anglais John Jay et Johann C. Pepusch, distille des fulgurances troublantes. Ainsi Mackie-le-Surineur, chef de gang, d’interroger : « Qui est le plus grand criminel : celui qui vole une banque ou celui qui en fonde une ? ». Des phrases comme celles-ci sonnent immanquablement. Mais à séduire les instincts rebelles, proférant d’une voix quasi univoque : « tous pourris ! », cet Opéra de quat’sous s’achève sur un sentiment embarrassant : craindre de voir les bonnes intentions du metteur en scène dévoyées et le populaire innocemment troqué pour une inclination populiste. ¶
Cédric Enjalbert
l’Opéra de quat’sous, de Bertolt Brecht
Texte français de Jean-Claude Hémery
Songs : Kurt Weill
Mise en scène : Vincent Goethals
Direction musicale : Gabriel Mattei
Chorégraphie : Arthur Perole
Travail vocal : Mélanie Moussay
Avec : Frédéric Cherbœuf, Alain Éloy, Mélanie Moussay, Valérie Dablemont, Marc Schapira, Anne Frèches, Florian Antoine, Jean‑Louis Apprederisse, Astrid Beltzung, Lucie Bores, Michel Casado, Éric Collombet, Livia Dufoix, Chantal Gobert, Cécile Laforest, Benjamin Le Merdy, Samuel Meyer, Henri Deléger, Camille Gueirard, Gabriel Mattei, Émilie Marcepoil, Gaby Marcepoil
Photos : © Éric Legrand
Théâtre du Peuple – Maurice-Pottecher • 40, rue du Théâtre • 88540 Bussang
Réservations : 03 29 61 50 48
Les 29, 30, 31 juillet et les 1er, 5, 6, 7, 8, 12, 13, 14, 15, 19, 20, 21, 22 août, mercredis, jeudis, vendredis et samedis à 15 heures