« Méduse », Collectif Les Bâtards dorés, Théâtre Les Célestins, Lyon 

Méduse-Collectif-Les-Bâtards-dorés © Oscar-Chevillard

Le fond du fond de l’âme humaine

Par Trina Mounier
Les Trois Coups

« Méduse » a valu au Collectif Les Bâtards dorés un double prix (du Jury et du Public) au Festival Impatience en 2017 et une programmation au Festival d’Avignon l’année suivante. Cela témoigne du talent de cette jeune compagnie pleine d’audace et au regard politiquement affûté. Non seulement Romain Grard, Lisa Hours, Jules Sagot et Manuel Severi sont les concepteurs de ce spectacle puissant, mais ils sont des comédiens de haute volée.

Il n’est pas inutile d’aller (re)voir Le Radeau de la Méduse, fameux tableau de Géricault qui montre un frêle esquif surchargé de corps entremêlés, cadavres, mourants et pauvres hommes tentant de s’accrocher désespérément, quelques-uns debout faisant des signes à des sauveurs inexistants. Sur ce radeau, se trouvaient 151 hommes et une femme, tous abandonnés aux vagues alors qu’il restait quelques places sur les canots de sauvetage pris d’assaut par les militaires, gradés en tête, colons, et commerçants venus au Sénégal pour reprendre des comptoirs aux Anglais. On ne comptera qu’une douzaine de survivants, essentiellement des officiers.

Ils sont quatre comédiens à les incarner au plateau. Le spectacle s’ouvre sur le procès de Jean-Baptiste Savigny, l’officier qui commanda l’équipage et le navire, l’ensablant à quelques encablures des côtes mauritaniennes. Il se ferme sur la décision. Le public prend place sur des estrades en bi-frontal. Certains ont été tirés au sort pour représenter les officiels et installés sur un genre de tribune. Aux deux extrémités, d’un côté la juge, de l’autre un peintre qui depuis plusieurs années repeint son Radeau.

Durant la première partie, la plus longue, la parole est à la défense. Jean-Baptiste Savigny explique comment se sont passés les presque deux semaines passées sur le radeau. Il s’exprime d’une voix calme, douce, de l’homme responsable et pondéré. Il décrit les malfaçons de ce radeau de fortune, entraînant de graves lésions des membres, les vivres rapidement dévorées. Il dépeint aussi le volume si réduit qu’ils ne peuvent tous tenir debout serrés les uns contre les autres, la nécessité de « faire de la place », de distribuer ces places avec le souci d’une organisation bien pensée. Durant tout ce témoignage, il est souvent interrompu, voire poussé dans ses retranchements, par la juge.

La bataille sans merci des puissants contre les pauvres

Puis il revient sur l’incident des bariques de vin, objets d’envies, motifs d’une mutinerie. C’est alors que s’élève un cri de rage et de douleur dans l’assistance. Il s’agit de Monsieur Jacques, un sans-grade rescapé qui donne une tout autre version de l’histoire de l’alcool donné aux pauvres afin qu’ils se saoulent et soient plus faciles à mettre à la mer.

Méduse-Collectif-Les-Bâtards-dorés-©-Oscar-Chevillard

Sa voix est forte, emportée, son maintien agité, tout témoigne de sa colère, de sa révolte. Il lit l’histoire avec le prisme des puissants contre les pauvres, rappelle comment les rescapés font essentiellement partie des premiers et descend peu à peu dans l’horreur de la vie sur le radeau. Sa voix se fait sourde, portant tout le malheur du monde à l’évocation de son amour Adèle, la seule femme montée sur le radeau, les seuls moments heureux de sa vie avant qu’elle ne périsse assassinée par Jean-Baptiste Savigny.

Un spectacle éblouissant de maîtrise et d’humanité

On est ici à un moment crucial du spectacle où le vernis de la Cour et des bienséances craque. Nous assistons désormais à un duel entre les deux hommes, entre deux lectures de la réalité. Jusqu’au basculement dans l’horreur quand ils évoquent l’anthropophagie que mettent en scène de manière crue, surexposée, les Bâtards dorés. Dans ces jours d’épouvante, l’homme était un loup pour l’homme et nul espace pour la pitié, la compassion, la morale. Les spectateurs sont pris dans les fracas d’épouvante des vagues, les cris des hommes, la nuit…

Insupportable, cette réalité provoque le départ de certains spectateurs. Les Bâtards dorés nous la montrent en effet dans sa simplicité, sa vérité : avec le soleil, le froid, les plaies qui s’infectent dans l’eau salée, la faim, la soif, la sauvagerie s’installe et elle est nue. Ce n’est pas juste pour faire gore ou trash car à aucun moment la démarche n’est complaisante ou obscène.

D’ailleurs, vite, la compagnie laisse la parole à Pessoa et son immense poème Ode maritime, ainsi qu’à Alessandro Barrico et son bel Océan mer, dites par l’immense Jules Sagot avec une puissance, une subtilité, un respect absolu des œuvres. Comme venus du fond des mers et des âges, ses chants rauques ou aigus sont bouleversants.

Cette histoire revêt ainsi plusieurs dimensions, des plus sordides aux plus belles. Le spectacle s’achève sur les délibérations du jury et leur décision finale. Ce soir-là, il fait grâce au capitaine. Cela résonne évidemment avec l’actualité, et son tragique lot de naufrages de migrants. Dorénavant, qui réclame des jugements pour ces actes de non-assistance à personnes en danger ?🔴

Trina Mounier


Méduse, du Collectif, création collective

Inspiré du Naufrage de la Méduse d’Alexandre Corréard et Jean-Baptiste-Henri Savigny, avec des extraits d »Ode maritime, de Fernando Pessoa, et d’Océan mer, d’Alessandro Barrico
Collectif Les bâtards dorés
Avec : Romain Grard, Lisa Hours, Jules Sagot, Manuel Severi et à l’image Christophe Montenez de la Comédie-Française
Peinture : Baptiste Bordes
Lumière : Lucien Valle
Son : John Kaced
Costumes : Delphine Desnus
Régie générale : Alexandre Hulak
Régie lumière : Paul Berthomé
Déconseillé aux moins de 16 ans
Durée : 1 h 45

Théâtre des Célestins • Petit théâtre • Salle Célestine • 4, rue Charles Dullin • 69002 Lyon
Du 31 janvier au 9 février 2024, mardi, mercredi, vendredi, à 20 h 30, jeudi à 20 heures, relâche dimanche et lundi
Réservations : 04 78 77 40 00 ou en ligne

Spectacle lauréat du prix du Jury et du prix du Public du Festival Impatience 2017

Photos © Oscar Chevillard

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