Quentin Baillot, brillant interprète
Par Lorène de Bonnay
Les Trois Coups
En 2014, la metteuse en scène Veronique Bellegarde a commandé de courtes pièces sur le mensonge public à six jeunes auteurs européens. Sur scène, le jeu surréaliste du cadavre exquis inspire l’articulation des textes : un motif présent à la fin d’une saynète se retrouve dans la suivante. « Mensonges » forme ainsi une variation hétérogène, ludique et vivifiante autour d’un thème vertigineux.
« Y a-t-il encore la place pour une pensée complexe qui traquerait le mensonge sans verser dans la paranoïa, qui prendrait le risque d’accorder sa confiance sans jamais être dupe ? », interroge l’auteur Frédéric Sonntag, qui a collaboré à la dramaturgie du spectacle. Chaque pièce explore la légitimité d’une vraie parole politique par le biais de la fiction théâtrale. Sur le plateau, qui contient plusieurs espaces de jeu, les circonvolutions du mensonge se succèdent, s’entraînent et s’accumulent. Mais les saynètes sont loin d’être égales.
En guise d’ouverture, un conte philosophique de Moldavie réécrit l’épisode de l’arbre de la Connaissance du bien et du mal dans la Genèse. Adibas, dont la mère est partie vivre en Amérique et dont le père lui a coupé le doigt pour le punir de vol, raconte au public son « fabuleux destin » : pauvre et infirme, il est devenu procureur, puis propriétaire d’un pays entier. Ce personnage, inspiré d’un fait-divers actuel, est à l’image de l’arbre symbolique : il pousse, non au paradis, mais dans un champ (plutôt une cour) « des miracles ». Ses fruits défendus sont des pièces et des billets. Et le péché originel qu’il figure croît merveilleusement. De la Moldavie aux States.
Quentin Baillot interprète avec brio ce héros extravagant, vulgaire, cynique, un peu ubuesque, dont le récit ponctué de simples « That moment » démontre que tout s’achète (études, êtres humains, États). Julie Pilod, qui joue tour à tour la mère, le père, l’épouse, module parfaitement la tonalité grotesque de cette saynète étrange et originale. Même si le spectateur reste à distance, ne ressent rien.
Pour vibrer, il lui faut attendre le conte noir suivant, Bélial : un homme démoniaque vient jouer avec les peurs sécuritaires d’une femme, dans un quartier tranquille, et la pousse au suicide. L’émotion naît du jeu de Christophe Brault et d’Odja Llorca, de certaines envolées lyriques, et du musicien Philippe Thibault. Surtout, elle surgit parce que le mensonge, très éloquent, concerne l’intime (même s’il relaie un discours politique et médiatique fondé sur la peur).
Enfin, Faillite, le monologue d’un agriculteur fauché, emprisonné dans sa cage à poules et qui a enterré une militante écologiste dans la fiente, passionne : satirique, réaliste, poétique, puissant.
D’autres pièces, en revanche, se révèlent loufoques, comme la Bête volante et le Chien, voire foutraques, ou faciles. Certes, le propos interpelle toujours : la paix et la sécurité ne sont qu’éphémères, le storytelling invente, la collusion des médias et des politiques nous enfument pour notre bien, car la démocratie est complexe, les religions fournissent une identité mais discriminent. Seulement, les dramaturgies ne se valent pas toutes : quelques images projetées, certains costumes ridicules, ou des mots proférés, laissent pantois. Trop d’excès, d’idées, presque collées de façon surréaliste, brisent parfois l’émotion.
Cela dit, la scénographie, composée d’une porte sans vitres, d’un décor en forme de nuages sur lequel sont projetées des images, d’une table d’écolier, d’un rectange de lumière ou d’une cage, permet de passer d’une histoire à une autre avec fluidité. Les objets soulignent la récurrence des motifs, dans tous les textes européens : l’enfance et l’école, l’animal, la nature et l’écologie, le diable, le pouvoir. La mise en scène, les thèmes et l’occupation du plateau sont riches et fructueux. Sans parler de la qualité, déjà mentionnée, des artistes. Dans Mensonges, le théâtre, lieu de fiction, redevient un espace politique tâchant de démêler le vrai du faux, dans un ensemble de pays à la fois proches et divers, qui s’appellent l’Europe. Disparate mais exaltant. ¶
Lorène de Bonnay
Mensonges, de Davide Carnevali (Italie), Nicoleta Esinencu (Moldavie), Christian Lollike (Danemark), Yannis Mavritsakis (Grèce), Josep Maria Miro (Catalogne), Frédéric Sonntag (France)
Mise en scène, conception et scénographie et adaptation : Véronique Bellegarde
Avec : Quentin Baillot, Julie Pilod, Christophe Brault, Odja Llorca, Philippe Thibault (musicien)
Traductions : Catherine Lise Dubost, Laurent Gallardo, Alexandra Lazarescou, Caroline Michel, Michel Volkovitch
Collaboration à la dramaturgie : Frédéric Sonntag
Lumière : Philippe Sazerat
Musique originale : Philippe Thibault
Costumes : Laurianne Sciméni
Vidéo : Cécile Kretschmar
Photos : Philippe Delacroix
Théâtre des Halles • rue du Roi‑René • 84000 Avignon
Réservations : 04 32 76 24 51
Du 6 au 28 juillet 2016 à 21 h 45 (relâche les 11, 18 et 25 juillet)
Durée : 1 h 50
22 € | 15 €