Souffles en chœur
Par Marie Pons
Les Trois Coups
Durant neuf semaines, la compagnie Rosas a élu domicile au musée Wiels à Bruxelles, invitée à présenter son travail. Anne Teresa De Keersmaeker en a retiré une performance dépouillée pour deux corps et une flûte traversière. Une pièce taillée dans la dentelle, à apprécier comme un ornement délicat qui couronne plus de trente ans de carrière.
Dans l’espace brut – béton ciré au sol, murs blancs et lumière naturelle qui inonde la vaste pièce –, les visiteurs déambulent en attendant qu’elle arrive, que ça commence. My Breathing Is My Dancing annonce le titre, soit « comme je danse, je respire ». À l’étage du dessus, l’exposition Work/Travail/Arbeid se déroule sans interruption, neuf heures par jour : une double distribution de sept danseurs et six musiciens jouent la pièce Vortex temporum (2013), réécrite sur mesure pour l’occasion. Les deux propositions donnent à voir les coutures de sa danse, le processus de construction chorégraphique de l’artiste flamande mis à nu. Chaque visiteur se trouve dans l’espace de la danse, si bien que le jeu consiste rapidement à entrer en interaction avec danseurs et musiciens, par la proximité physique, par un échange de regards ou en esquissant un pas de deux au détour d’un tournant.
Échos
Même dispositif pour ce duo. Point de lever de rideau ni de noir, l’action débute presque imperceptiblement. La flûtiste Chryssi Dimitriou s’avance, pose son pupitre et commence à jouer l’Œuvre pour flûte de Salvatore Sciarrino aux accents très toniques, qui font résonner des notes aiguisées dans l’air. Le souffle donne le rythme, la musicienne se cabre, danse avec son instrument. La relation musique-danse fait le sel des pièces de De Keersmaeker depuis Fase, son premier coup d’éclat sur la musique de Steve Reich en 1982. Ici, elle se tisse tout en légèreté et en finesse. Silhouette frêle et présence forte, De Keersmaeker apparaît à son tour, baskets fluo aux pieds. Elle porte un pantalon transparent, léger comme un souffle, et commence imperceptiblement à se balancer d’un pied sur l’autre, en suivant précisément les inflexions de la flûtiste, reproduisant les transferts de poids opérés par la musicienne. Commence alors un jeu où les deux corps se font caisses de résonance, et les respirations se répondent. Jusqu’au moment où la danseuse s’éloigne, chassée par le souffle toujours plus percutant de la flûte traversière qui rebondit avec force contre les parois, créant une perspective où elle n’est plus qu’ombre projetée, découpée sur le ciment blanc.
Volutes et rosaces
Le parti pris est minimaliste, radical, surtout lorsque s’amorce une longue séquence où Keersmaeker évolue seule dans le silence. Mais tout en parvenant assez superbement, et c’est là la vraie force de cette proposition, à faire place à l’humain, aux sourires, à la proximité physique. Une connivence s’établit avec les spectateurs, non sans cabotinage. Ainsi, elle ne manque pas de pousser gentiment du passage une spectatrice qui persiste à se trouver systématiquement sur son trajet, en écartant les bras en signe de protestation. On retrouve sa façon de composer : elle expose un squelette de partition chorégraphique, de très courtes séquences répétées et agencées jusqu’à former une phrase, déployée dans l’espace. Les mouvements deviennent alors du pur Keersmaeker avec balancés de bras tendus, tours, sauts et courses. Ceux qui connaissent son travail auront l’agréable surprise de voir surgir comme des fantômes de son œuvre passée : un certain flottement dans sa présence au début rappelle les femmes d’Elena’s Aria (1984), puis surgissent les battements de Fase, çà et là des moments qui rappellent qui est là, qui elle est. Avec l’impression qu’elle prend un réel plaisir à gratter son propre système jusqu’à l’os, pour voir ce qui reste.
Et ce qui reste, c’est un sentiment de sérénité qui émane de cette parenthèse douce, la joie d’avoir partagé un temps et un espace suspendus. Depuis le début de sa recherche, Anne Teresa De Keersmaeker n’a cessé de questionner l’essentiel de la danse, se concentrant sur des motifs simples, géométriques et répétitifs, subtilement déclinés à mesure des pièces : la spirale, le cercle et sa rosace comme signature. My Breathing Is My Dancing est un pas de plus dans cette quête du « juste ce qu’il faut », en laissant le champ libre à ce souffle vital, qui porte le mouvement, et engage toujours le suivant. ¶
Marie Pons
My Breathing Is My Dancing dans le cadre du Kunstenfestivaldesarts, Bruxelles
Œuvre créée pendant l’exposition Work/Travail/Arbeid au Wiels
http://www.wiels.org/fr/exhibitions/623/Anne-Teresa-De-Keersmaeker–Work/Travail/Arbeid
De et avec Anne Teresa De Keersmaeker, Chryssi Dimitriou
Musique : Salvatore Sciarrino, Opera per flauto, Johann Sebastian Bach, Partita for flute
Technique et costumes : Rosas
Photo : © Anne Van Aerschot
Production : Rosas (Bruxelles)