Tchekhov habite
à Alfortville
Par Olivier Pansieri
Les Trois Coups
« Oncle Vania » sans rien. Trois chaises, une table, un samovar et une poignée de gens décidés, qui en font un grand moment d’humanité, d’amour et d’art. Christian Benedetti met en scène et joue, renouant avec la tradition des grands hommes de théâtre. Jouvet, Vilar, Vitez ne faisaient pas autrement.
Le metteur en scène joue le Dr Astrov, ce qui lui permet de donner le tempo. Celui d’une course contre la montre, folle et dérisoire. La nounou, la bru, la nièce, les raseurs, Vania, tous « déblaient » comme on dit dans le jargon. Un texte dit à cent à l’heure. Toute la pièce ne dure plus qu’une heure vingt, au lieu des presque trois réglementaires. Ça surprend au début, mais au moins ça enlève toutes les mauvaises herbes qui étouffent d’ordinaire la pièce. Du coup, celle-ci respire et même refleurit.
Premier effet paradoxal : on entend enfin le texte. L’écologie d’Astrov cesse d’être une litanie attendrissante. Elle exprime la colère impuissante d’un homme harassé, tant par son labeur que par ses contemporains bouchés à l’émeri. Enfin quelqu’un qui nous ressemble ! En face, Daniel Delabesse compose un Vania pathétique, bouffon et désespéré. C’est même la première fois que les deux personnages sont si distincts. Deux potes, et non les doublons étourdis d’un auteur qui rêvasse.
« Je suis à bout. Au nom du ciel, tais-toi. »
Pas le moindre spleen dans cette histoire de dévouement, d’ingratitude et de spoliation. C’est le deuxième effet, disons de vérité. Sérébriakov est bel et bien ce profiteur qui se donne des airs profonds. Philippe Crubézy a viré le côté tire-larmes du personnage. Le chantage affectif, ça ne marche plus, ils n’en sont plus là, sa jeune femme et lui. Ce mandarin à la retraite n’en paraît que plus pitoyable face à son ancienne groupie. « Je suis à bout. Au nom du ciel, tais-toi. » lui souffle calmement Éléna (Florence Janas), d’un ton qui trahit une longue habitude.
Son Éléna sidère par sa hauteur, son calme et sa lucidité. Plus rien à voir, là non plus, avec la bombe un peu coincée qu’on nous sert d’habitude. Cette intransigeante est, au moins autant, la porte-parole de Tchekhov que ses « victimes » mâles Astrov et Vania. La scène où ce dernier veut la prendre de force glace et bouleverse par sa médiocrité, fugace comme tout le reste. Quel régal que cette légèreté ! Tout est dit, mais comme en passant. Notamment la souffrance de Sonia, cœur simple auquel le talent très original de Judith Morisseau donne des ailes.
Cette merveilleuse complexée ? Une fonceuse aux allures de garçon manqué, qui s’abrutit de travail. L’actrice marchant bravement dans les pas de son metteur en scène. Même courage, même sobriété, même force imparable. La scène qu’ils ont ensemble à l’acte II en est un exemple. Astrov dit juste : « Il n’y a personne ici, on peut parler franchement » traversant du regard la pauvre demoiselle. On entend alors celle-ci songer : « Personne !? Et moi ? » sans qu’un seul trait de son visage ne bouge. Elle continue seulement à lui sourire, stoïque. Du grand art.
Comme deux louves
Et la scène entre les deux femmes ! Qu’on ne voit pas venir, qui se fait toute seule, tout bêtement, parce que en effet c’est trop bête, de se fuir comme ça, comme elles font, comme deux louves. C’est si joli, si vrai et simple, leur dialogue, qu’on n’en revient pas. Tchekhov fait souvent le coup de l’amie, truchement de sa rivale. Mais, ici, on dirait qu’elle lui est venue tout naturellement, en regardant vivre sous le même toit Éléna et Sonia. Si l’on n’avait pas peur qu’elles attrapent la grosse tête, on ajouterait : en regardant jouer ces deux fines mouches.
Certes, avec une doyenne comme Isabelle Sadoyan, la barre du naturel et du touchant était très haut. On en mangerait, de cette nounou‑là. Ce que fait d’ailleurs Benedetti, qui ne rate pas une occasion de lui coller en douce un bécot. On l’envie. La configuration intime, douillette et amicale du Théâtre-Studio se prête, il faut le dire, merveilleusement aux salves d’émotions tirées à bout portant par tous ces acteurs inspirés. Mais tout de même… Rarement, on aura ri de si bon cœur, eu la gorge si serrée, les larmes si souvent prêtes à jaillir, qu’au cours de cet Oncle Vania.
Comme de juste, il sera repris à la rentrée avec la Mouette au théâtre de L’Athénée. ¶
Olivier Pansieri
Oncle Vania, d’Anton Tchekhov
Traduction : André Markowicz et Françoise Morvan
Mise en scène : Christian Benedetti
Avec : Brigitte Barilley, Florence Janas, Judith Morisseau, Isabelle Sadoyan, Christian Benedetti, Philippe Crubézy, Daniel Delabesse, Laurent Huon
Assistant : Christophe Carotenuto
Lumières : Dominique Fortin
Photo : © Marion Le Meut
Théâtre-Studio • 16, rue Marcelin‑Berthelot • 94140 Alfortville
Réservations : 01 43 76 86 56
Du 12 mars au 7 avril 2012, du mardi au vendredi à 20 h 30, samedi à 16 heures et 19 h 30
Durée : 1 h 20
17 € | 12 €