« Paradise», de Akaji Maro 
et la Compagnie Dairakudakan, Maison de la culture du Japon à Paris

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-cie-Dairakudakan

Nô, nô, nô 

Par Léna Martinelli
Les Trois Coups

Dairakudakan, revient à Paris avec deux créations inédites. Créée il y a 45 ans, la compagnie japonaise est toujours dirigée par Akaji Maro, à la vision singulière teintée d’ironie. La preuve avec « Paradise », une création récente qui en met plein la vue, plus qu’elle ne dérange.

Le traumatisme post-atomique a donné naissance à des mouvements radicaux dans l’art, dont le butô. S’il faut saluer la venue de Dairakudakan, une compagnie historique, sa portée créative reste à démontrer. Déjà, drôle de titre (Paradise) pour un spectacle de butô, cette « danse des ténèbres » née au Japon après la guerre pour témoigner de l’horreur de Hiroshima ou de Nagasaki et du rejet du Japon par les pays occidentaux !

En effet, le septuagénaire Akaji Maro, qui a pourtant révélé des danseurs comme Kô Murobushi, Ushio Amagatsu ou Carlotta Ikeda, fait un sacré pied de nez au genre : « Il y a plusieurs formes : un butô qui consiste à tout simplement se vider la tête, ce que j’appellerais l’école naïve ; un autre butô qui est plus spirituel ; et un butô cubiste, que je pratique », confie-t-il.

Pour mieux comprendre sa démarche « moderne », rappelons que Akaji Maro marque l’histoire du théâtre underground des années 1960-1970. En 1972, il fonde Dairakudakan, l’une des plus anciennes compagnies de butô, et aussi l’une des dernières qui existent aujourd’hui au Japon. Lui et sa troupe font découvrir le genre aux États-Unis. Auréolés de nombreux prix, ils sont également invités au Festival d’Avignon. Avec sa vingtaine d’interprètes et les excentricités du maître, Dairakudakan ne peut guère passer inaperçue. La compagnie a été parfois comparée au Living Theatre, en raison de la vie communautaire qu’elle a mené dans son studio à Tokyo. D’ailleurs, avec son allure de yakuza, sa maîtrise du corps et son sens de l’autodérision, Akaji Maro a séduit de grands réalisateurs de films, parmi lesquels Takeshi Kitano ou Quentin Tarantino.

Paradis artificiels

Comme souvent dans le butô, le spectacle se compose bien d’une série de tableaux : « les Gémissements de la forêt », « Inhumation céleste », etc. Le tout dans une proposition à visée écologique. D’abord, au lieu du vide – celui d’après la catastrophe – Akaji Maro remplit l’espace. Avant tout, de sa présence. Les premier et dernier tableaux le présentent dans une robe verte, puis blanche, au centre d’un peuple enchaîné qui va se libérer, après maints efforts, pour s’adonner à de multiples réjouissances, dont une orgie avec des poupées gonflables.

Malgré les références bibliques qui suivent, dans le tableau « Extraits d’Eden », la « vieille branche » représente moins le Dieu omnipotent que la nature piétinée. Les causes ? Les tentations marchandes, à commencer par celles du sexe. En somme, le mythe du Jardin d’Eden transposé dans temple de la consommation. Les visions paradisiaques que l’on exploite pour nous vendre tout un tas de marchandises ne sont-elles pas une des causes de notre finitude, par les dégâts environnementaux qu’elles provoquent ?

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« Paradise », de Akaji Maro
 et la cie Dairakudakan © Hiroyuki Kawashima

Pour un anarchiste, Akaji Maro se met en scène de façon solennelle, surtout dans le final. Telle une diva, il est bel et bien le maître de la cérémonie avec ses robes somptueuses (les autres costumes sont nettement moins réussis). Mais là n’est pas le seul paradoxe !

Celui-ci cultive le goût du baroque, voire du kitch, tirant davantage le spectacle vers le grotesque que le sublime. Au risque de la vulgarité. Pour ce ballet des ombres, les corps des interprètes sont bien recouverts de poudre, mais les fantômes se rehaussent vite de mille feux. Et le sommet du genre est un moment disco, intitulé « Club Paradise », avec rollers et perruques colorées.

Transformant la ténébreuse danse butô en un spectacle éclatant de lumière, la scénographie, tantôt irradie de sa blancheur, tantôt imprime dans nos rétines les projections du Douanier Rousseau. Si Paradise marque les esprits, c’est donc pour d’autres raisons que son exploration de l’obscur, du chaos, de la mort. C’est plutôt réussi, d’un point de vue plastique, mais finalement, le malaise suscité provient davantage de l’excès que du vertige dû au manque. Presque un hymne de l’orgiaque !

L’art du paradoxe à son comble

Avec sa fantaisie, Akaji Maro fait état des choses, du monde comme il va (et surtout comme il ne va pas), à sa manière singulière et pourtant convenue, cédant aux canons du divertissement. En effet, Akaji Maro nous en met plein la vue et les oreilles, avec une musique assourdissante signée Jeff Mills, pionnier de la techno et Keisuke Doi, maître de la flûte shakuhachi ; une bande-son contrastée, comme il les aime. Or, initialement, le butô dérange parce qu’il se joue des normes sociales, et de l’esthétique conventionnelle, aussi.

Plus gênant : le manque d’exigence en matière chorégraphique et d’interprétation. « Ça ne m’intéresse pas de voir une maîtrise époustouflante. Je veux voir des choses qui dépassent du cadre. Chaque danseur transporte sur son dos la beauté et la laideur de sa vie », précise-t-il. Résultat : les visages sont grimaçants, les corps évoluent de manière minimaliste ou expressionniste, empruntant parfois des postures naïves.

 

Outre cette création récente, Dairakudakan reprend en tournée Crazy Camel, une ancienne commande de la Maison de la culture du Japon, qui fête son vingtième anniversaire. Là encore, cet hommage au Kimpun show, un cabaret burlesque devenu populaire après la guerre, méprisé par certains pour sa légèreté, témoigne du goût de la provocation d’Akaji Maro !

Enfin, à l’occasion de ces 45 ans, un recueil d’entretiens nourris d’anecdotes truculentes recueillis par Aya Soejima, une postface de Jeff Mills et de remarquables photographies de Nobuyoshi Araki, a été publié aux éditions Riveneuve Archimbaud.

Au-delà de nos réserves, ce travail démontre que cette forme de danse, bien loin d’être figée, continue de se renouveler à travers de nombreux artistes, dans des registres variés, y compris la parodie et l’outrance. 

Léna Martinelli


Paradise, de Akaji Maro
 et la Compagnie Dairakudakan

Chorégraphie, direction artistique, interprétation : Akaji Maro


Musique originale : Keisuke Doi, Jeff Mills

Pièce pour 21 danseurs

Durée : 1 h 30

Photo : © Hiroyuki Kawashima

Maison de la culture du Japon • 101 bis, quai Branly • 75015 Paris

Du 30 novembre au 9 décembre 2017, du mardi au samedi à 20 h 30, le dimanche à 16 heures

De 16 € à 22 €

Réservations : 01 44 37 95 22

Également au programme : Crazy Camel, les 15 et 16 décembre 2017, à la Maison de la musique de Nanterre

Akaji Maro, Danser avec l’invisible, présentation et entretiens de Aya Soejima / éditions Riveneuve Archimbaud / 2018

En vente en librairie à partir de mars / avril 2018. Actuellement disponible en ligne, en avant-première, durant toute la durée des représentations, au prix de 12 €.


À découvrir sur Les Trois Coups :

☛ Kara – Mi, de Ushio Amagatsu, par Léna Martinelli

☛ Corps de craie, de Carlotta Ikeda, par Audrey Chazelle

 

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