La brûlure du désir
Par Lorène de Bonnay
Les Trois Coups
Krzysztof Warlikowski explore le parcours labyrinthique d’une Phèdre multiple – archaïque, mythologique, classique et contemporaine. Son spectacle « Phèdre(s ) », joué à l’Odéon avec Isabelle Huppert dans le rôle-titre, vibre, brûle, dérange. Le poète polonais entrelace les textes et les références, et, quelle que soit l’inégalité des matériaux incrustés, sa mosaïque très pensée impressionne.
« Je vis, je meurs ; je me brûle et me noie / J’ai chaud extrême en endurant froidure » ¹. Phèdre(s) de Warlikowski semble exploiter toutes ces antithèses décrivant les ravages de la passion. « Fille de Minos et Pasiphaé ² », son personnage éponyme possède bien le double éclat du soleil et de la lune. D’abord mythique, proche de la terre, aliénée par le sang, brûlée, elle se retrouve ensuite dans le monde actuel, froid et aseptisé, avant de revivre dans les mots et les images d’autrui. Un décor minimaliste permet d’accueillir cette figure multiple, diffractée à l’infini et intemporelle. Sur un plateau carré, carrelé comme une piscine, sont disposés un lit, un canapé, des chaises, une douche, des miroirs, des vitres en verre et des écrans vidéo. Les éclairages (ocre, noir et blanc, bleu ou violet) dessinent une Phèdre tantôt archaïque et orientale, dans un désert dévasté, tantôt moderne, dans un camp de réfugiés, un hôtel, un appartement ou une salle de conférence.
Ce spectacle baroque joue donc pleinement des contrastes et dissonances. Le triptyque, a priori étrange, qu’il propose, provient déjà d’un tressage de textes détonant : deux pièces qui réécrivent le mythe de Phèdre (Une chienne de Wajdi Mouawad – inspiré d’Euripide et Sénèque –, l’Amour de Phèdre de Sarah Kane) et un extrait de roman, Elizabeth Costello de J. M. Coetzee, qui s’interroge sur la passion et le rapport entre les dieux et les hommes. L’intertextualité, dans ces textes, est vertigineuse. À ce montage de mots et de références, la mise en scène mêle d’autres arts comme la musique, la danse et le cinéma – aboutissant à une écriture polyphonique étourdissante.
« Le Ciel sacré sent le désir de pénétrer la Terre, un désir prend la Terre de jouir de l’hymen […] et de tout cela, la cause première, c’est moi. »
Ainsi, le spectacle s’ouvre-t-il sur la chanson arabe les Ruines, interprétée par Norah Krief et accompagnée d’une danseuse orientale de night-club (la saisissante Rosalba Torres Guerrero). Puis, Aphrodite, déesse primordiale « soûle », entame un Prologue évoquant la création, qui rappelle celui d’Hippolyte porte-couronne d’Euripide (environ 432 avant J.‑C.) : « Le Ciel sacré sent le désir de pénétrer la Terre, un désir prend la Terre de jouir de l’hymen […] et de tout cela, la cause première, c’est moi ». Mais la réécriture de Mouawad représente cette union originelle comme un viol de la terre, « perforée par la foudre » et le « déferlement morbide du ciel ». L’optique grecque de la célébration religieuse en prend un sacré coup !
Arborant une perruque blonde qui rappelle le rôle de Blanche Dubois dans la mise en scène d’Un tramway nommé désir de Warlikowski, en 2011, la frêle Isabelle Huppert en imperméable noir et lunettes de diva, campe cette déesse délirante qui souligne aussi l’oubli de la nature au profit de la civilisation, de la démocratie et du star-system. Elle parle dans un lieu et un temps indéterminés, un îlot onirique et théâtral d’après le désastre (celui du viol de la grand-mère de Phèdre par Zeus à Sidon, dans l’actuel Liban ; celui de la destruction de l’empire oriental du Crétois Minos par l’Athénien Thésée ; celui des guerres contemporaines aux Proche et Moyen-Orient). Après avoir déploré l’obsession de la pureté qui touche de nombreux Hippolyte (allusions à la chaste Artémis, à Marie et aux représentations actuelles de la femme en Orient et en Occident), la déesse exalte la pénétration, le sang, la chair qui « est esprit ». Elle évoque Phèdre forcée d’évoluer ici, dans ce monde de luxure. Puis, elle s’incarne en elle : on passe alors de la saynète « Beauté » à celle intitulée « Cruauté ».
Une Phèdre barbare
On sent la complexité du propos de Mouawad, qui avait déjà collaboré avec Warlikowski dans le merveilleux spectacle Contes africains (montages de trois pièces de Shakespeare). Sa Phèdre phénicienne, levantine, d’avant l’Histoire, s’apparente à la déesse Astarté ou Istar ³. Elle est aussi une beauté moderne qui se souille en participant à des films pornographiques, ou en exhibant son érotisme furieux dans des cabarets. Hantée par les souvenirs de Thésée lâchant ses chiens sur des enfants et détruisant sa culture d’Asie Mineure (pour éradiquer le Minotaure), décimée par sa passion innommable pour son beau-fils, Phèdre vomit, saigne. Elle rêve aussi de gorille, de taureau ou d’un chien qu’elle éventre : ces monstres, ce sont Thésée, Hippolyte, le dragon-taureau régurgité par Neptune, elle-même. La victime devient alors chienne à son tour : dans un songe, elle couche avec Hippolyte, jeune homme noir taciturne qui se cherche avec sa caméra ; et elle le tue, avant de se suicider avec une corde. Comme Meursault dans l’Étranger de Camus, « le soleil semble la regarder de face ». Sur scène, l’abjection se mêle à la pureté. Et les images se dédoublent sur des écrans.
S’il fallait s’appesantir sur cette première partie de Phèdre(s), c’est qu’elle est éclatée, dérangeante, voire hermétique. Une vidéo de gorille rampant, par exemple, ne manque pas d’incongruité. Le couple onirique formé par le jeune Hippolyte et une Phèdre vierge et putain, longuement filmé en pleine extase sur un lit, suscite le malaise. L’impression qu’Isabelle Huppert joue une Vénus obscène qui interprète une Phèdre délirante dans un film frôle l’incompréhension et empêche toute émotion. Trop d’idées, de mises en abyme, d’analogies, s’accumulent. Trop d’auteurs et de voix parlent (Homère, Euripide, Sénèque, Mouawad, Warlikowski)…
Le deuxième tableau du triptyque présente ensuite un monde moderne désenchanté, privé de dieux, surchargé d’objets de consommation et de reflets, morbide. L’Hippolyte de Sarah Kane (joué par le troublant comédien polonais Andrzej Chyra) est ainsi enfermé dans une boîte en verre, tel un insecte. Il mange, regarde la télévision et se masturbe. Sa bourgeoise de belle-mère, toute de rose vêtue, a toujours mal au cœur. Elle cherche à se guérir de son désir incestueux auprès d’un médecin. Dehors, la pluie ruisselle. Lorsqu’elle pénètre dans l’espace confiné et miroitant d’Hippolyte, la célèbre scène de la douche dans Psychose est projetée sur un écran. L’aveu d’amour interdit reste dans la bouche de Phèdre puisqu’elle fait une fellation à son beau-fils, tandis que dans Psychose l’eau de la douche coule dans le trou. L’amour mortel retourne au néant. Artifice de mise en scène ou trouvaille ? Avant de se pendre une seconde fois face au soleil qui « semble la regarder », Phèdre calomnie Hippolyte, comme dans les tragédies de Sénèque et Racine. Thésée pleure le corps de son épouse, devenu un mannequin cette fois-ci (non une actrice), puis il accuse son fils, qui résiste, indifférent. Alors, la voix off (d’outre-tombe) de Phèdre narre la fellation que fait le prêtre à Hippolyte, puis la mort de ce dernier dans la foule, dévoré par un chien ou un vautour.
« L’amour. Une vision, une ouverture,
comme les cieux entrouverts par un arc-en-ciel quand la pluie cesse. »
On comprend bien que le spectacle donne à voir et à entendre la réitération de motifs essentiels comme le soleil, la nuit, la pluie, le sang, le viol, la jouissance, l’abjection, l’inversion des valeurs, la bestialité, la virginité sacrifiée, la quête d’une image de soi, le rêve d’amour qui s’effrite, la mort. À bien y réfléchir, les fils du labyrinthe commencent à se joindre… Et lorsqu’on écoute, à la fin de la dernière partie, les mots ultimes prononcés par Elizabeth Costello, lointaine figure de Phèdre (personnage d’écrivain inventé par Coetzee, plus âgé, qui n’écrit plus mais s’intéresse à Éros), la boucle paraît bouclée : « L’amour. Une vision, une ouverture, comme les cieux entrouverts par un arc-en-ciel quand la pluie cesse ».
Il s’agit donc bien, d’un bout à l’autre de la pièce, d’évoquer le désir amoureux : brûlant, innocent et obscène, furieux, charnel, hybride, cet élan transcende l’Homme et le relie au divin. Phèdre en est l’incarnation, par-delà les époques, les cultures, les langues et la mort. On sait gré à Warlikowski de nous offrir « en bonus » un morceau de la tragédie de Racine, laquelle nous plonge dans ce temps légendaire où les dieux, les hommes et les monstres se côtoyaient. Le spectateur vit un moment de grâce et d’éternité lorsque Isabelle Huppert quitte brutalement la peau d’Elizabeth pour endosser le masque de Phèdre. Avec une délicatesse inouïe, une émotion intense, l’actrice module tous les accents de la passion, dans une langue magnifique – qui manquait un peu, il faut le dire. Car cette pièce, Phèdre(s), qui fracasse les corps et les mots, se situe plus du côté de la pulsion et du désastre, que de sa sublimation. ¶
Lorène de Bonnay
- Premiers vers du sonnet de Louise Labé.
- Vers de Racine. Phèdre est la fille de Pasiphaé (en grec, « celle qui brille pour tous », épithète classique de la déesse Lune) et la petite-fille d’Hélios.
- Astarté est une divinité mésopotamienne connue aussi sous le nom sumérien d’Inanna, voire Innin dans certaines variantes, et d’Ishtar sous son nom akkadien. Fille du dieu Lune et de son épouse Nikkal, Ishtar a pour frère le dieu Soleil Samas et pour sœur la déesse des Enfers, Ereksigal. Déesse de l’amour et de ses aspects sexuels, elle est aussi présentée dans le Panthéon mésopotamien comme divinité majeure avec de nombreux pouvoirs et sous de nombreux aspects, tels que la féminité, le rôle de maîtresse des animaux et les activités guerrières.
Phèdre(s), de Krzysztof Warlikowski, d’après les textes Chiennes de Wajdi Mouawad, l’Amour de Phèdre de Sarah Kane, Elizabeth Costello de J.M. Coetzee
Mise en scène : Krzysztof Warlikowski
Avec : Isabelle Huppert, Agata Buzek, Andrzej Chyra, Alex Descas, Gaël Kamilindi, Norah Krief, Rosalba Torres Guerrero
Dramaturgie : Piotr Gruszczyński
Décor et costumes : Małgorzata Szczęśniak
Collaboration aux costumes : Géraldine Ingremeau
Musique originale : Paweł Mykietyn
Lumière : Felice Ross
Vidéo : Denis Guéguin
Chorégraphie : Claude Bardouil
Maquillage, coiffures, perruques : Sylvie Cailler, Jocelyne Milazzo
Son : Thierry Jousse
Musique interprétée sur scène : Bruno Helstroffer
Chants : Norah Krief
Musiciens (guitare électrique) en alternance : Grégoire Léauté, Bruno Helstroffer
Assistant à la mise en scène : Christophe Sermet
Odéon-Théâtre de l’Europe • place de l’Odéon • 75004 Paris
Réservations : 01 44 85 40 40
Site du théâtre : www.theatre-odeon.eu
Du 17 mars au 13 mai 2016 à 20 heures, dimanche à 15 heures
Durée : 3 h 10
40 € | 6 €