« Planet, wanderer », de Damien Jalet et Kohei Nawa, Chaillot, Théâtre national de la Danse à Paris

planet_wanderer_damien_jalet_kohei_nawa © Rahi Rezvani

Sables émouvants

Par Léna Martinelli
Les Trois Coups

Avec le plasticien Kohei Nawa, Damien Jalet (artiste associé de Chaillot) livre une extraordinaire épopée sur l’évolution de l’humanité. Bien que saisi d’effroi, on est renversé par tant de beauté, une cosmogonie poétique à la croisée des arts. Des sensations et une expérience inoubliables.

Pénétrons dans le noir abyssal de Planet, une obscurité qui reflète la lumière. Aussitôt, le miracle se produit. De la poussière d’étoiles naît la vie. Aride et inhospitalier, ce territoire grouille de toutes parts. Une créature étrange émerge, puis d’une masse palpitante se détachent des individus qui évoluent, à leur tour, sur le sol recouvert d’une épaisse couche de charbon scintillant. Ils prennent alors place, lentement, dans des sortes de puits, s’y enfoncent jusqu’à mi-jambe. On craint qu’ils ne soient avalés par cette sorte de sables mouvants. Mais, d’un blanc laiteux, ce liquide en fusion semble les alimenter car, bientôt, tout le haut de leur corps se meut et gagne en amplitude. Comme rechargés, ils partent à la conquête du territoire, tels des hommes-machines sur la lune. Sauf qu’une tornade les obligent au repli. Décalées, flottantes, sensibles, des silhouettes finissent par se figer.

Dérives et métamorphoses

Dans Vessel, des corps sans tête parcourus d’ondes mystérieuses semblaient provenir d’un ailleurs, autant de cellules qui prenaient forme dans des tableaux vivants sublimes (lire la critique ici). Dans la même veine, Planet sonde la place occupée par l’homme dans le monde, décentrant encore davantage ce dernier pour nous rappeler qu’il fait partie d’un tout, espèce nourrie de tant d’autres. Cette fois-ci, ses personnages ont visage humain et évoluent plus librement sur la scène. Le sous-titre (wanderer) fait référence aux vagabonds. Malgré tout, leur errance aboutit à une tentative d’enracinement. De rivages en dérives, trouveront-ils leur juste place sur cette terre hostile ?

Le chorégraphe entretient des liens très fort avec le Japon, qu’il a découvert, lors d’une collaboration avec Larbi Cherkaoui, lors du tremblement de terre de Tokyo en 2011. Profondément marqué, il transpose, depuis, des éléments concrets de cet événement dans ces créations (sol volcanique, cratères, magma…) et partage volontiers ses questionnements existentiels (menaces, dérives, résilience…). 

Dans son travail, le mouvement est toujours imposé par la matière et les paysages. Confrontés à la corrosion (du silice de carbone) et au visqueux (fécule à base de pommes de terre), les corps de ses interprètes sont à vif, déliés, gélifiés, englués, avant d’être statufiés. Pris au piège, leurs gestes sont d’abord limités, le haut du buste s’animant ensuite d’une extraordinaire mobilité, grâce à leur immense talent. D’abord cosmique, la danse devient tellurique, puis atmosphérique, animée par des énergies complémentaires. Mais elle est avant tout organique, les danseurs puisant dans leurs ressources de quoi jouer avec la force de gravité. Ils s’adaptent aux différents milieux, s’incarnant sous différentes formes : vertébré aquatique, mollusque, ver, herbe… Notre organisme pluricellulaire n’emprunte-t-il pas à tous les règnes du vivant ? Ici, animal, végétal, minéral se mêlent dans une chorégraphie fluide, puissante et exigeante.

Alchimistes et poètes

Avec le plasticien Kohei Nawa, Damien Jalet poursuit son exploration de ce qui nous dépasse, dans un style très personnel nourri de mythes et de rituels, notamment animistes. Vessel était la première étape d’un dyptique. Il évoquait deux niveaux de Kojiki, une cosmogonie shinto qui commence dans les enfers et continue dans le ciel. Les corps remodelés révélaient de fascinants éclats de vie. Planet se concentre sur la création, dans un monde intermédiaire, entre le haut et le bas, appelé Ashihara-no- Nakatsukuni ou « la terre centrale des roseaux », un espace proche de là où nous vivons.

Dans une fusion dynamique entre le plateau et les corps des danseurs, ce second volet parle donc encore de vie et de mort, mais en évoquant précisément les cycles, dans une transformation incessante des formes. Tels des alchimistes, tous deux étudient comment les matières affectent le vivant et retranscrivent leur trouvailles de manière sensuelle et poétique. Ils inscrivent la mémoire cellulaire, l’un dans les gestes, l’autre dans la matière, y compris la chair humaine. Tandis que Damien Jalet travaille les énergies, Kohei Nawa sculpte les quatre éléments, non sans travailler aussi le mouvement.

Si l’air est très présent dans le spectacle, avec la vapeur d’eau qui nous transporte loin, très loin, le minéral et l’eau prédominent. Plutôt le liquide d’ailleurs, car l’on sent une nostalgie de la mer, avec cette sirène sans queue, et comme mazoutée, qui émerge du sol, au tout début, ou ces roseaux chahutés par la brise marine, ou encore ces vagues dessinées dans le sable. Damien Jalet raconte que la création a été nourrie par des sessions de travail dans une région ravagée par le tsunami, une baie où la mer s’est retirée. Enfin, bien qu’il donne à ressentir les effets du réchauffement climatique, le feu revêt des formes plus discrètes.

planet_wanderer_damien_jalet_kohei_nawa © Rahi Rezvani
© Rahi Rezvani

L’émotion est intense, déjà, pour la qualité plastique. Toujours aussi visuel que ces précédents spectacles, Planet est ici dominé par le noir et blanc, avec toutes les nuances de gris et de beige. La scénographie est somptueuse et les lumières subtiles. Ensuite, la magie doit aussi beaucoup à la bande son. Tim Hecker y crée le trouble en mélangeant instruments ancestraux et sonorités électroniques, une texture très travaillée, des vagues sonores hypnotiques ou anxiogènes.

Enfin, le propos est particulièrement percutant, surtout dans le contexte actuel. Tout en insistant sur notre vulnérabilité, ces artistes-là réactivent les forces de vie qui animent l’univers. Et cela réconforte. Ce liquide nourricier qui évoque lave, lait et colle, fait aussi référence à la source de l’existence : le sperme. Or, s’il fige les corps, il coule à flot. Seulement, le ver est-il dans la pomme ? 

Léna Martinelli


Planet [wanderer], de Damien Jalet et Kohei Nawa

Musique : Tim Hecker

Lumières : Yukiko Yoshimoto

Collaboration à la création sonore : Xavier Jacquot

Assistante à la chorégraphie : Alexandra Hoàng Gilbert

Regard extérieur : Catalina Navarrete Hernández

Avec : Shawn Ahern, Kim Amankwaa, Aimilios Arapoglou, Francesco Ferrari, Vinson Fraley, Christina Guieb, Astrid Sweeney, Ema Yuasa

Durée : 1 h 10

Chaillot, Théâtre national de la Danse • Salle Jean Vilar • 1, place du Trocadéro • 75116 Paris

Du 15 au 30 septembre 2021

Tarifs : de 8 € à 39 €

Tél : 01 53 65 30 00

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