Un « appétit de dialogues » réjouissant !
Par Lorène de Bonnay
Les Trois Coups
Stéphane Braunschweig dévoile la programmation de sa deuxième saison à la direction de ce théâtre « d’art ». Les esthétiques choisies, ouvertes sur l’Europe et la nouvelle génération, promettent de nous faire voyager mais aussi éprouver, dans le présent, la « complexité du monde ».
Loin des discours simplificateurs, le théâtre met en exergue les contradictions de l’existence, de l’humanité, rappelle Stéphane Braunschweig : « il doit être cette terre ouverte aux voies multiples ». L’Odéon – Théâtre de l’Europe accueille donc des artistes, hommes et femmes, français et étrangers, souvent jeunes et inconnus, aux points de vue divers et aux questionnements aigus.
Parmi eux, Julien Gosselin (actuellement en tournée avec son prodigieux 2666), inaugure la saison avec sa reprise des Particules élémentaires. Son énergie et son inventivité théâtrale transfigurent ce roman de Houellebecq, qui a su capter le parfum de la postmodernité.
Entre octobre et décembre, deux fois trois Sœurs inspirées de Tchekhov s’invitent ensuite sur la scène ! L’adaptation de Simon Stone (jeune artiste associé australien) souligne la parenté entre la pièce russe et notre présent : l’accroissement d’une classe moyenne et la permanence d’un groupe d’individus détenant un tiers des richesses, alors même que l’aristocratie a disparu. Ses sœurs sont à la fois spectatrices des faits et en lien avec ces derniers. L’étrangeté de leur rapport au monde fait écho à notre incommunicabilité actuelle, dans un environnement ultraconnecté. Le metteur en scène russe Timofeï Kouliabine évoque cette même réalité de façon très originale : Macha, Olga et Irina sont prisonnières d’une vie hostile et ennuyeuse, à l’image de jeunes malentendantes qui évoluent dans un monde fermé. Son spectacle radical, troublant, est donc joué en langue des signes, surtitré en français et en anglais.
En automne, l’autrice contemporaine italienne Lucia Calamaro et le metteur en scène Cyril Teste abordent d’autres sujets graves. La Vita ferma questionne ainsi avec frénésie et humour la relation avec les morts : que se passe-t-il lorsque la douleur de la perte disparaît, lorsque l’intensité du souvenir s’amoindrit ? Comment vit-on avec et sans ses morts ? Festen de Vintenberg, qui traite du thème de l’inceste, est en réalité un manifeste contre le nationalisme danois, à sa sortie en 1998 (l’œuf cachait la poule). Teste transforme ce long métrage (déjà retraversé pour le plateau) en performance filmique. Le tressage accompli entre théâtre et cinéma, l’importance accordée au hors champ, permettent d’interroger le statut de la fiction dans le monde contemporain. Christian, comme Hamlet, se trouve convié à un banquet, il entend aussi le récit que son père a fabriqué. Mais contrairement au héros danois, il ne sombre pas dans la folie du récit paternel ; le conflit familial et inter-générationnel ne le tue pas : un « nouveau matin » (dixit le metteur en scène), une reconstruction possible se dessine pour lui – et métaphoriquement pour toute jeune génération tuant un père monstrueux. En outre, le spectacle sera chapitré par des « expériences olfactives » et des spectateurs privilégiés seront invités à déguster des mets succulents. On l’aura compris, cette programmation met les sens à l’honneur. Elle nous fait voyager.
Ailleurs
Deux artistes associées s’intéressent à la question du déracinement et de l’exil. Dans Saigon (présenté au Festival d’Avignon), Caroline Guiela Nguyen donne corps à des témoignages de Vietnamiens et de Français d’origine vietnamienne. Cette « rencontre de visages et de paysages », rappelle que l’« on a besoin des autres, proches ou éloignés, pour se raconter ». De son côté, Christiane Jatahy puise son inspiration dans Homère pour parler de l’odyssée de chacun, aujourd’hui. Ithaque trace deux itinéraires, celui d’Ulysse et celui de Pénélope, pour évoquer les guerres, le désir, l’amour, les enfants, le rêve et l’inconscient. Le spectacle, en français et en portugais, prévoit de faire fusionner le théâtre et le cinéma physique en 3D.
Au printemps, d’autres spectacles, à la croisée des pratiques et des disciplines, nous transportent vers des contrées lointaines. The Encounter, mis en scène par le génial Simon McBurney, s’inspire d’un roman roumain adaptant le journal d’un reporter en Amazonie. Pour faire vivre au public la rencontre inouïe du journaliste avec un chef de tribu, l’artiste anglais, seul sur le plateau, convoque les hautes technologies : chaque spectateur porte un casque qui évoque les voix des absents et produit une sensation « collective » de solitude et d’empathie. Tristesses, reprise d’un spectacle d’Anne-Cécile Vandalem présenté au Festival d’Avignon en 2016, nous mène sur une île fictive du Danemark marquée par la montée des populismes. Le spectacle, singulièrement drôle, mêle le cinéma, le théâtre musical et des références à la série ou au polar scandinave, pour souligner les rapports entre le pouvoir et la tristesse (un dirigeant politique attriste sa population pour prospérer).
Enfin, des artistes revisitent des œuvres plus éloignées dans le temps. Stéphane Braunschweig choisit de monter Macbeth, la tragédie shakespearienne « la plus sanglante, concise, courte ». Il explore la logique irrationnelle de ce héros de guerre qui s’englue dans un monde fou, qui s’enferre dans le déni – une attitude politique décidément intemporelle ! Le metteur en scène, armé d’une nouvelle traduction de Daniel Loayza, questionne le lien entre fantasme et réalité, entre psyché et politique.
Célie Pauthe nous propose, quant à elle, de redécouvrir Bérénice par le biais du court-métrage de Duras, Césarée. Bérénice, reine des Juifs, quitte tout pour suivre le colonisateur Titus. Comme Médée, elle trahit par amour et sera abandonnée. Cet amour absolu, sans compromission, ce pari fatal qui engage corps et âme, passionne la metteuse en scène. Entre Bérénice (interprétée par l’exquise Mélodie Richard), Titus et Antiochus (personnage inventé par l’auteur classique), « l’amour se vit dans un dispositif triangulaire : un œil regarde pendant que le désir circule de l’un à l’autre ». Face au carnage, la langue racinienne est l’unique consolation : elle transfigure la douleur en beauté.
Dans un tout autre registre, la passion et le style charment aussi Ludovic Lagarde, dans L’Avare. Cette comédie « méchante » possède des enjeux très actuels : la fièvre de l’argent est devenue « un dogme, un absolu, une religion ». La jeunesse frustrée manque de moyens et d’avenir. Harpagon, incarné par le virtuose Laurent Poitrenaux, devient un tyran comique à la Trump, un clown terrifiant.
Les grandes lignes de cette programmation se trouvent donc tracées : dialogues, voyages réels ou imaginaires, explorations de notre monde troublé, de nos désirs, à travers des formes variées. En attendant ces rendez-vous nourrissants, il est encore possible de se délecter du brillant Songes et métamorphoses de Guillaume Vincent, du magnifique Testament de Marie, mis en scène par Deborah Warner, sans oublier Richard III, dont la langue et l’épée achèvent la saison actuelle avec fulgurance. ¶
Lorène de Bonnay
Présentation de saison 2017/2018, Odéon Théâtre de l’Europe
Le 15 mai 2017
Avec : Stéphane Braunschweig, Daniel Loyza, Célie Pauthe, Ludovic Lagarde, Simon Stone, Christiane Jatahy, Anne-Cécile Vandalem
Photos : © Simon Gosselin – Frol Podlesny – Phile Deprez – Pascal Gély
Odéon – Théâtre de l’Europe • Place de l’Odéon • 75006 Paris
Réservations : 01 44 85 40 40 (tarifs : de 6 € à 40 €)
Bulletin d’abonnement disponible aux guichets du théâtre ou téléchargeable sur le site jusqu’au 12 juillet 2017 (nombreuses formules et avantages)
Teaser vidéo Songes et Métamorphoses
À découvrir sur Les Trois Coups :
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