Son quotidien
est le nôtre
Par Alicia Dorey
Les Trois Coups
Avec une incroyable justesse, Daria Deflorian et Antonio Tagliarini nous plongent dans l’intimité discrète d’une parfaite inconnue.
Une vie ordinaire condensée en 728 carnets. L’exercice prête à rire. C’est néanmoins celui auquel s’est astreinte Janina Turek, qui pendant plus de cinquante ans a catalogué chacune des petites actions de son quotidien. Combien de visites, de déjeuners, d’émissions télé et de rencontres au parc ponctuent notre existence sans que l’on ne s’en préoccupe ? À écouter leur énumération, on croirait entendre le nombre de victimes d’un conflit sanglant. 38 196. 23 397. 5 817. Et pourtant ce ne sont que de petits instants, morts car oubliés de tous, dont la minutieuse compilation nous fait réaliser la vacuité de notre routine quotidienne. On en laisserait presque de côté les souvenirs les plus marquants, rendus presque insignifiants, tels que le premier matin où « il » n’est pas rentré. Parce que c’est également une absence, celle de son mari, que Janina a voulu combler. Ces données nous permettent de pénétrer dans l’intimité profonde d’une femme aussi unique que banale, lancée dans une vaste entreprise de collecte, qui n’est pas sans rappeler celle de Georges Perec dans Je me souviens. C’est avec une émotion d’archéologue que l’on se délecte de chacun des microévènements qui ont ponctué sa vie et de cette existence faite d’un amas de petits riens.
Comment tirer de cela le sujet d’une pièce de théâtre ? Daria Deflorian et Antonio Tagliarini, que l’on avait déjà vus il y a peu dans le sublime Ce ne andiamo per non altre preoccupazioni (« Nous partons pour ne plus vous donner de soucis »), prennent ici le parti de s’intéresser à ce que l’on ne sait pas de Janina Turek, et c’est autour de cette béance que la représentation se structure. En à peine une heure, l’ensemble compact de chiffres s’ouvre progressivement sur le vide. Tout au long du spectacle, on est partagé entre la pitié et l’attendrissement, entre la compassion et la gêne. Son quotidien est le nôtre, car nous sommes comme elle les auteurs amnésiques de ces actions effectuées chaque jour par nécessité.
Lettres à soi
Malgré les 3 000 lettres écrites et expédiées à elle-même de 1957 à 2000, le mystère qui entoure cette femme continue doucement à planer au-dessus de nos têtes. Le plateau devient le lieu de reconstitution des derniers instants de Janina, frappée par une crise cardiaque en pleine rue, un matin d’hiver. À voir les deux personnages tenter vainement de « faire comme si » ils tombaient à terre, on est irrésistiblement pris d’une envie d’éclater de rire. Daria Deflorian et Antonio Tagliarini sont comme toujours incroyablement justes et touchants. Leur flot de paroles est si fluide qu’on en oublierait presque de lire les surtitres, sans même savoir parler un traître mot d’italien. Rien dans ce spectacle n’est laissé au hasard, et cette scène de chute forcée nous rappelle très intelligemment que le théâtre échoue à être une copie conforme de la réalité, et que c’est dans cet échec que réside toute sa beauté. ¶
Alicia Dorey
Reality, à partir du reportage Reality de Marius Szczygieł
Mise en scène : Daria Deflorian et Antonio Tagliarini
Projet : Monica Piseddu et Valentino Villa
Avec : Daria Deflorian et Antonio Tagliarini
Lumière : Gianni Staropoli
Décor : Marina Haas
Organisation : Anna Pozzali
Photo : © Élisabeth Carecchio
Théâtre national de la Colline • 15, rue Malte-Brun • 75020 Paris
Réservations : 01 44 62 52 52
Site du théâtre : www.colline.fr
Métro : ligne 3, arrêt Gambetta
Du 18 au 27 septembre 2015, du mercredi au samedi à 20 heures, le mardi à 19 heures et le dimanche à 16 heures
Durée : 1 heure
29 € | 15 € | 12 €