« Richard II », Shakespeare, Christophe Rauck, Gymnase Aubanel, festival Avignon

Un Richard II bien disparate

Par Lorène de Bonnay
Les Trois Coups

Après Jean Vilar en 1947, Ariane Mnouchkine en 1982, Christophe Rauck monte à son tour « Richard II », à la demande du comédien Micha Lescot. La création ne manque pas de qualités mais s’apparente à un alliage impur d’univers et de plans de réalités : il manque une direction cohérente (acteurs et mise en scène). Peut-être se dessinera-t-elle davantage au fil des représentations…

« On a tous envie de destituer ceux qui nous gouvernent », affirme Christophe Rauck. Et de préciser : « de nombreux hommes politiques jouent avec les symboles, détruisent ce qui nous fonde, qui nous sommes, et mentent. » La perte ou la prise de pouvoir est au cœur de la tragédie Richard II, jouée en 1595, deux cents ans après les faits historiques auxquels elle se réfère à sa façon. La pièce débute par une querelle grave entre puissants : Bolingbroke (de la dynastie des Lancastre), cousin du roi, accuse le duc de Norfolk de détourner de l’argent et d’avoir fomenté le meurtre de leur oncle commun (le duc de Gloucester). En réalité, l’assassinat est à imputer au roi Richard, de la dynastie des Plantagenêt. Ce tyran est impopulaire, dépensier et faible : mal conseillé, il n’hésite pas à éloigner ceux qui pourraient lui nuire, à spolier ses sujets pour aller faire la guerre à l’Irlande et ne se soucie pas de ses gens. Trop déconnecté. La pièce résonne tant avec l’actualité… Elle évoque la portée symbolique d’une parole politique qui se bafoue elle-même, à travers Richard (représentant de Dieu sur terre), son illustre famille, et une cour flatteuse, vaniteuse et opportuniste. La parole ainsi dévoyée ne peut aboutir qu’à de vaines et sanglantes « guerres fratricides ». Bolinbroke, banni à vie, trouve des alliés après la mort de son père (le vieux Gand) pour usurper la couronne du roi Richard. S’il y parvient, c’est aussi qu’il est légitimé par le peuple d’Angleterre, versatile et manipulable. On assiste donc à la destitution du roi « de droit », juste mais faible, puis à son meurtre fomenté par le nouvel Henri IV, lequel, honteux, ira laver ses péchés « en Terre sainte » !

L’évocation, par Shakespeare, de la conscience du roi abdiquant est d’une profondeur et d’une poésie incomparables : la bouffonnerie lucide alterne avec une singulière folie chez ce personnage fascinant. Elles sont interchangeables, comme souvent dans l’œuvre géniale du dramaturge, et dans la vie. Christophe Rauck s’en remet à Micha Lescot pour mettre à jour cette ambiguïté qui recèle peut-être « le secret » cherché dans ce « chef-d’œuvre ». Le comédien a déjà travaillé cette partition avec Gérard Desarthe. Dans cette création, il campe un Richard insaisissable : ironique, mélancolique, et surtout, « ailleurs ». Il en est de même pour l’excellente Cécile Garcia Fogel qui incarne la reine. Ces deux remarquables acteurs semblent souvent dans un autre espace-temps. Ni ensemble, ni vraiment avec nous – peinant donc à transmettre des émotions, à installer un ressenti. Comme s’ils étaient en « roue libre »… Une étrangeté, en terme de direction d’acteurs, qui pose évidemment question. Ce jeu cherche-t-il à exprimer la déconnexion du couple royal oint par le Seigneur ? Quelque chose ne passe pas, en tout cas, et s’oppose trop au jeu plus académique des autres acteurs et à certains choix scéniques.

© Christophe Raynaud de Lage

Un spectacle discordant

Éric Chaillier ne manque pas de crédibilité : sa stature imposante, sa diction impeccable, la force qu’il confère à son Bolingbroke forcent l’admiration. Mais il n’a pas le temps de mettre en valeur l’ambivalence du personnage, de déployer la subtilité d’autres registres attendus, notamment au moment final, si paroxystique, si trouble, du meurtre de Richard : la pièce se referme bien trop vite pour évoquer l’échec de cette prise de pouvoir. La scène inaugurale, en revanche, l’opposant à Norfolk (les deux sont présentés comme de parfaits doubles avec des coiffures et costumes identiques) est impressionnante : la parole accusatrice de chacun est littéralement mise en lumière par les douches blanches qui éclairent chacun successivement, pendant que Richard, vêtu de blanc, les écoute dans l’ombre.

Plusieurs numéros d’acteurs sont magistraux, comme la prophétie de la mort de Richard par Jean de Gand, interprété par le merveilleux Thierry Bosc. Ou encore le discours du jardinier sur les « mauvaises herbes » qui flétrissent l’Angleterre (il arbore un masque inquiétant et son visage mouvant, filmé, se trouve projeté en gros plan). Le même procédé vidéo est utilisé judicieusement lors du récit du duc d’York au sujet des « spectateurs » en rébellion, accueillant favorablement l’usurpateur : Thierry Bosc (encore !) semble nous parler à nous, public. De même, le gros plan sur le visage de Richard en prison est également très pertinent, au moment du monologue si profond, prononcé en prison (par un Micha Lescot, ici, confondant) : « aucune pensée ne trouve en soi de plénitude ; les meilleures sont pétries de doutes et dressent le verbe contre le verbe »…

© Christophe Raynaud de Lage

Entre inventivité et imprécision…

De façon générale, la scénographie renferme des trésors : le rideau noir semi transparent qui sépare la scène de la salle embrume la « réalité » présentée sous nos yeux. Il sert aussi de surface de projections vidéo pour nous faire voyager dans plusieurs lieux de la pièce. Il s’ouvre dans la partie « Windsor » et offre alors une vision éclatante sur un décor magistral : une image du Parlement en fond de scène, un bel effet de perspective, un trône vide. Cet espace lumineux précède le déclin et la peur de Richard, symbolisés ensuite par des nuages. Le rideau se referme lorsque Richard congédie sa cour au château de Fléant et renonce au pouvoir : son éclat décroît. Ensuite, lorsqu’il se trouve « ballotté par les mers impétueuses », au pays de Galles, trahi par les siens, une splendide vidéo en noir et blanc couvre le rideau : des vagues écumeuses nous submergent, tandis que le roi joue l’histrion avec un ballon de baudruche couronné.

© Christophe Raynaud de Lage

Enfin, l’épisode de la déposition dans la Chambre des communes, après l’entracte, a lieu dans un décor très sobre qui met en valeur la portée politique, historique, symbolique de cette scène : les estrades en bois (présentes dès le début de la pièce) se trouvent placées face à nous et les protagonistes jouent ainsi entre deux assemblées de personnes. Là, certaines propositions s’avèrent très réussies et d’autres plus décevantes. Richard descend de son estrade en majesté, pose la couronne au sol et peine à lâcher « l’orgueil de son sang ». Bolingbroke doit presque lui arracher le sceptre des mains. Le roi verse alors des larmes de crocodile et s’autoproclame « manant ». Mais ce « malheureux spectacle », censé révéler la douleur extrême d’un roi dépouillé de ses oripeaux et de tout son être (comme Lear), suscite finalement peu de pitié… Le jeu du talentueux Micha Lescot, changeant, fluctuant, ne se pose pas assez, suit des lignes trop diverses, n’attrape pas le mystère déchirant d’un roi devenu poète (« Je donnerai mon vaste royaume pour une petite tombe ».).

Ainsi, le Richard II de Christophe Rauck, qui possède tous les éléments pour composer un spectacle réussi, mêle-t-il des idées, des directions, non assorties. On comprend mal le choix de certaines musiques. Des références à la Renaissance sont intéressantes (les collerettes des sujets de Richard transformés en roquets), d’autres (une chanson) étonnantes. Le travail abouti sur le décor, la vidéo, la lumière devrait servir la parole poétique mais le jeu des acteurs est soit académique, soit teinté d’étrangeté. Le roi et la reine restent impénétrables ; Richard ne nous atteint pas assez, si bien que la pièce conserve encore son secret. Une proposition qui gagnerait en cohérence et précision, dans les semaines à venir, pourrait encore s’en saisir… 🔴

Lorène de Bonnay

© Christophe Raynaud de Lage

Richard II, de Shakespeare

Le texte La Tragédie du roi Richard II est traduit par Jean-Michel Déprats aux éditions Gallimard, collection Folio théâtre
Mise en scène : Christophe Rauck
Avec : Louis Albertosi, Thierry Bosc, Éric Challier, Murielle Colvez, Cécile Garcia Fogel, Pierre-Thomas Jourdan, Guillaume Lévêque, Micha Lescot, Emmanuel Noblet, Pierre-Henri Puente, Adrien Rouyard
Durée : 3 h 15

Gymnase du lycée Aubanel • 14, rue de la Palapharnerie  • 84000 Avignon
Du 20 au 26 juillet 2022 (relâche le 22) à 18 heures
De 10 € à 30 €
Réservations : 04 90 27 66 50 ou en ligne
Dans le cadre du Festival d’Avignon, du 7 au 26 juillet 2022
Plus d’infos ici

Tournée :
• Du 20 septembre au 15 octobre, Nanterre-Amandiers (92)
• Les 20 et 21 octobre, L’Onde théâtre Centre d’art, Vélizy-Villacoublay (92)
• Le 8 novembre, Le foirail, Saison de théâtre, Pau (64)

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À propos de l'auteur

Une réponse

  1. Moi j’ai tout compris, la direction d’acteurs, le choix des musiques ( trop fortes !).
    Il ne faut pas tout décortiquer et tout analyser, il faut se laisser porter par la beauté du texte.
    Ce spectacle est captivant.

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