Dissimuler son être véritable, coûte que coûte ?
Par Lorène de Bonnay
Les Trois Coups
« Royan. La professeure de français » de Marie Ndiaye est une pièce écrite à la demande de Nicole Garcia. Ce monologue mis en scène par Frédéric Bélier-Garcia, le fils de l’actrice et réalisatrice, évoque un tragique secret. Mêlant déni et culpabilité, il se déploie lentement sur le plateau à travers la parole, tels des flux de conscience fulgurants, entre ombre et lumière. Puissamment.
« Je sais que vous êtes là », lance d’emblée Gabrielle, la professeure de Lettres, aux spectateurs. « Je pourrais fuir, cavaler dans la lande » (comme Jane Eyre ?). Puis, « je voudrais que vous soyez morts ». Ce début rappelle celui des Chants de Maldoror de Lautréamont : « Âme timide, avant de pénétrer plus loin dans de pareilles landes inexplorées, dirige tes talons en arrière et non en avant » ; « Lecteur, c’est peut-être la haine que tu veux que j’invoque ». Qui agresse-t-elle ainsi ? Le public ? Ses élèves ? Vêtue d’un imperméable, un cartable caractéristique à la main, Gabrielle ouvre un casier (en salle des professeurs, avant de monter en classe ?). Non, elle regarde son courrier dans la boîte aux lettres de son immeuble, en bas de la cage d’escalier. Elle vient de quitter le lycée. La lumière déclinante de la fin d’après-midi est signalée par des bandes orange sur le sol.
Entendant des voix sur son palier, elle s’immobilise, en pleine lumière. Elle sait qu’il s’agit d’un couple de parents d’élève évité en quittant l’établissement. Piégée, comme en garde-à-vue, dans un espace à la fois réaliste et symbolique (reflet de ce que sa conscience évoque), elle se laisse traverser par ses pensées qui dévalent. C’est donc aux parents de Daniella, son élève suicidée, qu’elle s’adresse dans la pénombre. L’entendent-ils ? Elle refuse de monter « là-haut », sur l’échafaud, et d’y être peut-être jugée. Elle réfute toute contrition. Et pourtant, la parole débonde. Elle change de rythme et de tonalité (ironie, déploration). Elle fait des pauses, des cercles. Elle explose ou déchire le cœur (l’on songe à la belle citation finale de Marceline Desbordes-Valmore extraite du poème « Allez en paix »).
Marie Ndiaye a écrit ce seul en scène en songeant à la silhouette, la chevelure soleil, la voix de Nicole Garcia. À ce qu’elle représente. En rêvant autour de mots suggérés par l’actrice, comme « trahison, train, solitude ». La fiction n’évoque pas un type (« la » prof de français) mais une histoire individuelle narrée de façon subjective, composée de fils entrelacés. Gabrielle est née à Oran, est venue vivre avec sa mère à Marseille à 17 ans, s’est mariée, puis a tout quitté pour s’installer seule à Royan. Elle s’est reconnue en Daniella, une lycéenne singulière de son cours. Mais elle n’a pu répondre à sa demande…
La fiction qui se tisse est faite de plusieurs motifs : l’évocation du vrai moi à Oran (sanguin, incandescent, équivoque, violent) et la création méticuleuse d’un masque (de jeune fille honnête, de femme idéale à marier, de professeure s’identifiant à des personnages littéraires, de collègue estimée et insipide). Cette « idée salvatrice de [se] montrer autre », voilà ce qui a manqué à la jeune Daniella, dont la chevelure de Méduse la révulse.
Les autres motifs sont les parents, le lien à la mère et la distance instaurée avec l’Autre (la famille, les élèves). Le portrait de femme qui se dessine peu à peu, à travers l’écriture poétique et sa mise en espace, est singulier, original, touchant. On songe au Meursault de Camus qui ne réagit pas comme la société l’attend : un être sensuel, un « étranger » aimant « les nuages », « là-bas… là-bas… les merveilleux nuages ! » (Baudelaire). Gabrielle aussi veut vivre, aime le soleil et voudrait être délivrée de tout ce qu’on projette sur elle. Elle lit avec passion, éprouve des enchantements littéraires mais réfreine ses émotions. Tantôt elle se révolte et affronte à sa façon l’absurdité du monde et la sienne. Comme Meursault, elle sembler alors souhaiter « qu’il y ait beaucoup de spectateurs le jour de [son] exécution et qu’ils [l]‘accueillent avec des cris de haine ». Tantôt ses prières ou son lyrisme cherchent l’apaisement.
Un texte fort sublimé par la scène
Nicole Garcia interprète avec force et sensibilité cet être trouble, « éduquée à la dure », « seule dans la vie », qui a rêvé d’étrangler sa mère et a réellement abandonné sa fille. Cette professeure qui se vit comme la proie de ses élèves (dépeints comme des « fauves », des « reptiles », des monstres « bien nés » mais « mal élevés ») : « C’est de moi dont ils veulent se nourrir, non de ma parole. » Cette femme sensible devenue un enseignant « pantin » doté d’une voix « de curé » – bienveillante, donnant des cours paisibles mais trouvant des subterfuges pour ne pas se laisser dévorer. L’actrice, dirigée par Frédéric Bélier-Garcia, module toutes ces émotions contrastées. Elle occupe la scène avec sensualité, magnifiée par les lumières et la musique.
La proposition scénique porte donc haut le texte et en souligne la portée : elle interroge le masque social et en particulier celui de l’enseignant, ce catalyseur, cette surface de projection des pulsions adolescentes. Elle questionne l’éthique du professeur, sa responsabilité : protéger l’intégrité de ses élèves, offrir à chaque individu au sein du groupe un cadre sécurisant, permettre à chacun d’exprimer ses émotions. Mais le professeur est d’abord une personne avant d’être une fonction. Il ne peut se substituer aux manques des parents. Il ne peut accueillir tous les maux, tous les mots, qui ne le regardent pas, lui (ou elle) en fait. Si ses failles à lui se voient, si son émotion déborde, les jeunes le sentent d’instinct. Et le pire peut arriver… Cette complexité, cette aporie, est parfaitement rendue. N’en disons pas plus sur le lien qui unit Gabrielle et Daniella et ce qui arrive : ce suspense donnera envie de (re)voir ce spectacle perçant et tendu. ¶
Lorène de Bonnay
Royan. La professeure de français, de Marie Ndiaye
Pièce publiée aux éditions Gallimard
Mise en scène : Frédéric Bélier-Garcia
Avec : Nicole Garcia
Durée : 1 h 15
Chartreuse de Villeneuve lez Avignon • 58 rue de la République • 30400 Villeneuve lez Avignon
Dans le cadre du Festival d’Avignon
Réservations : 04 90 14 14 14
Du 17 au 25 juillet 2021 à 16 heures
De 10 € à 30 €