L’essence extatique du théâtre
Par Lorène de Bonnay
Les Trois Coups
Le marathon d’Antonio Latella1 nous transporte dans les Grandes Dionysies d’Avignon. Onze heures de pur théâtre, cérémoniel, total et cathartique, parviennent à arracher le voile de nos illusions.
Au commencement était la violence. Le sacrifice du bouc. Le monde, les rêves, les mythes, la tragédie, naissent dans le sang. « Le premier mot du poème épique le plus ancien de notre continent est “colère” », rappelle le comédien qui incarne Oreste. Si l’Iliade débute par une dispute mémorable, la Théogonie d’Hésiode évoque, dès l’apparition des premiers hommes (l’Âge d’or), la fureur de Cronos : son père Ouranos (le Ciel) hait ses enfants et les maintient dans le ventre de Gaïa (la Terre). Cronos parvient à renverser son tyran de père et lui tranche les testicules. Mais une fois sur le trône, il dévore ses nouveaux-nés, craignant de perdre le pouvoir. L’histoire se répète, inlassablement. Son fils Zeus échappe à l’infanticide, grâce à une ruse de sa mère et de sa grand-mère. Il prend le pouvoir et enchaîne les Titans (terme qui signifie « vengeance » en grec). Cependant, le roi de l’Olympe va alors subir l’affront de son fils Tantale, lequel lui sert son petit-fils Pelops dans un banquet ! Et à leur tour, les enfants de Pelops s’entre-déchirent : Atrée, pour se venger de son frère Thyeste, lui fait manger ses fils au cours d’un festin. Là, débute le cycle des Atrides, marqué par la dévoration et la mort, depuis les origines.
Dès lors, nous entrons dans le jeu, dans le premier des huit « portraits », qui sont autant de spectacles, conçus d’abord comme un projet pour une session de formation au sein de l’Emilia Romagna Teatro, à Modène (Italie). Le public, convive collectif d’une Cène primitive, participe d’emblée au repas, grâce à la scénographie (la table est collée aux spectateurs à l’avant-scène). Médusé, il voit Thyeste avaler la chair de sa chair transmuée en vin, tandis que les fantômes de ses fils racontent leur sparagmos (leur démembrement sacrificiel, en grec). Captivé, il entre dans cette spirale de sang et de merde infinie, effroyable et drôle.
Sacrifice pour sacrifice : quelle issue ?
Huit spectacles dévident le fil de cette tragédie familiale universelle. Déclenchée par une faute originelle, celle-ci met en scène des héros. Ce mot est vide de sens – « une erreur », précisent les personnages qui font sonner les mots italiens eroe et errore. En effet, le héros vole, transgresse, tue, afin d’assouvir et de perpétuer son désir de pouvoir. La fresque tragique s’achève sur le point de vue des descendants : ils tâchent de racheter les péchés de leurs aïeux, de se libérer d’une malédiction irrationnelle, en reprenant le pouvoir sur eux-mêmes, en existant grâce à la parole. Le projet tentaculaire d’Antonio Latella, parfaitement abouti, entend ainsi questionner la famille et la société. Quel rapport entre rituel archaïque, animalité, angoisse, et justice, paix sociale, foi en l’avenir ? Que transmettre ? De quoi est-on responsable ? Quelle liberté, face à l’héritage des pères ? Les sept dramaturges chargés de la réécriture des tragédies grecques, pétris de Sénèque, Shakespeare, Pasolini, Beckett, explorent également d’autres thèmes primordiaux. Beauté, vérité, vanité, langage et jeu, science, mythe ou religion, ces problématiques embrassent la totalité des choses et des êtres. Santa Estasi contient toute l’essence du theatro mundi, avec une intelligence inouïe du verbe et de la scène.
La simplicité du décor, fait d’éléments récupérés d’autres mises en scène, va de pair avec une inventivité débridée sur le plateau. Une large table renvoie aussi bien à l’autel sacrificiel qu’au proskénion (l’avant-scène) ou au bateau. Un four trivial, à cour, cuit des aliments et des corps, il métaphorise le ventre tellurique de Gaïa ou l’estomac des héros prédateurs. Deux grands miroirs, en fond de scène, évoquent la roue du temps, l’infini, la dualité entre scène et salle, la mise en abyme de la tragédie. Une licorne de manège en bois fait écho au cheval de Troie, tout en suggérant l’univers du cirque ou la sexualité (corne, monture). Une simple porte posée sur le plateau crée de multiples situations et des espaces de jeu.
Ainsi, une danse sur la table ou les libations d’Iphigénie face à une porte latérale qui l’auréole de lumière, sont-elles saisissantes. De même que le chœur de paix enchante, à la fin des Euménides. La palette de jeu du comédien géant qui endosse successivement la peau de Tantale, d’Atrée et d’Agamemnon, force l’admiration. Les lazzi des comédiens avant le meurtre d’Égisthe, les interventions d’un Pédagogue contemporain, les pédalages d’un Veilleur en vélo, le langage préverbal du jeune Oreste, le mari paysan d’Électre sorti d’un film italien, les jumeaux Castor et Pollux multipliant les facéties, sont aussi de fines trouvailles. Le spectateur, ravi par tant de pépites, passe d’un spectacle à l’autre avec frénésie.
Dépassement de soi
Tout au long de la représentation, les acteurs accomplissent des performances remarquables. Ils conservent une présence, une énergie physique et psychique, une tenue et une diction, infaillibles. Partant du texte mais rompus à la danse, à l’art du cirque, au combat, ils excellent aussi bien en groupe que lorsqu’ils sont mis en valeur dans un portrait. Ils rendent leurs personnages très humains, sans verser dans la psychologie : toujours reliés au sacré, sous le joug d’une lignée maudite qui les dépasse, ils s’émancipent du rôle tragique qui leur est attribué, en montrant qu’ils sont avant tout des acteurs. D’où les adresses au public (« Vous ne vous y attendiez pas ? »), les incitations à participer (le peuple de citoyens doit évaluer le « cas Oreste » et rendre un verdict sur son matricide) et les mises en abyme. Hélène traite ainsi Hécube de tragédienne avant de s’essayer elle-même au pathos, avec ironie. Oreste, devenu metteur en scène, donne des indications de jeu. Cette troupe de jeunes, sortie du conservatoire, est tellement engagée qu’Antonio Latella utilise l’expression « extase des acteurs », pour qualifier leur immense travail de dépassement de soi. En effet, impliqués dans un projet artistique et pédagogique de transformation du public (il s’agit de réfléchir aux origines et à la tradition pour se connaître et progresser), ils ont dû ingérer des monceaux de textes et s’approprier une parole modifiant leurs corps.
D’un « portrait » à l’autre, le retour des personnages, des acteurs et de motifs (à travers des objets, des costumes, des lumières, des chansons comme Yellow submarine ou Dance me to the end of love) produit de nouvelles significations, sans jamais nous perdre. Les scènes ou les pièces s’enchaînent souvent avec un rythme effréné, mais elles ménagent aussi des silences et des pauses. De l’impétuosité ou de la lenteur naissent une tension et une temporalité extraordinaires. Les références, les époques et les tonalités abondent, s’emmêlent, pour notre plus grand plaisir : music-hall, opéra comique, commedia dell’arte, farce, comédie italienne, tragédie religieuse, drame absurde, etc. ! Une telle démesure fait justement contrepoint au sentiment de vide, qui touche aussi bien l’individu que la société, aujourd’hui : perte de repères, sentiments d’hériter de névroses ou d’idéologies encombrantes, peur de ne pas être soi.
Je raconte donc j’existe
De Thyeste à Chrysothémis, le spectateur voyage dans des régions archaïques (Argos, Aulis, Troie), marquées du sceau de l’inceste, du cannibalisme, du viol, du sacrifice et du meurtre au sein de la famille. Il entend des paroles gelées : langues mortes et vivantes, chœurs de vieux, de jumeaux, de femmes ou d’Érinyes, discordants ou à l’unisson, chants noirs ou harmonieux. Il fait escale en Égypte et s’interroge avec la belle Hélène sur l’invention des mythes, leurs différentes versions dans les récits ou sur scène, et les fantasmes ou personnages qu’ils suscitent (fantasma signifie « fantômes » en italien). Il retrouve la dramaturge Électre, qui retranscrit les paroles de son père assassiné, et Iphigénie, rescapée sur une île, observant le monde à la lunette. Il pénètre les rêves d’Oreste, le matricide jugé devant l’Aréopage d’Avignon. Pour finir, il retrouve la table vide des Atrides. Les Dieux se sont retirés. Un siège, pourtant, est occupé par Chrysothémis. L’absente des tragédies grecque, l’autre fille d’Agamemnon et Clytemnestre, se nourrit du « corps des morts » et des « rites antiques » pour traverser les âges, exister et devenir une héroïne : sa parole, Graal céleste, « sculpte le monde ».
Santa Estasi est une œuvre totale, créative, envoûtante. Elle nous livre une pensée sur le monde et sur le théâtre, une éthique, une poétique. Puisque nous sommes « tous destinés à perdre », qu’il n’y a « pas de salut », « pas de vérité absolue », que « tout passe », que « le royaume le plus grand est de pouvoir s’en passer », il faut « s’éloigner de la superficialité de la Raison », rêver, imaginer, « raconter des histoires pour faire changer le monde », « faire la paix », se nourrir du passé pour se trouver, inventer « de nouvelles règles ». Ce message est non seulement porté par des textes d’une beauté vivace mais il est aussi à l’œuvre sur scène. On sort de cette extase plein d’élans, avec l’espoir de la revivre un jour et de la partager. ¶
Lorène de Bonnay
1- Né à Naples en 1967, comédien, metteur en scène, « figure du renouveau théâtral italien », Antonio Latella est peu connu en France. On a pu voir son travail au Théâtre national populaire de Villeurbanne, à l’Opéra de Lyon (l’Orfeo de Monteverdi), et à l’Odéon – Théâtre de l’Europe (Moby Dick d’après Melville, le Banquet des cendres d’après Giodano Bruno : deux parties d’une « trilogie de la connaissance » complétées par En attendant Godot). Passionné par Shakespeare, Pasolini, Genet, Duras, Marlowe, Fassbinder, Mnouchkine, Chéreau, il remporte le Prix Ubu, décerné par l’Union des théâtre de l’Europe, pour Shakespeare et au-delà. Il dirige la Biennale de théâtre Venise.
Sainte-Extase – les Atrides : huit portraits de famille, d’après Eschyle, Euripide, Sophocle
Emilia Teatro Fondazione (Modène)
Mise en scène : Antonio Latella
Avec : Alessandro Bay Rossi, Barbara Chichiarelli, Marta Cortellazzo Wiel, Ludovico Fededegni, Mariasilvia Greco, Christian La Rosa, Leonardo Lidi, Alexis Aliosha Massine, Barbara Mattavelli, Gianpaolo Pasqualino, Federica Rosellini, Andrea Sorrentino, Emanuele Turetta, Isacco Venturini, Ilaria Matilde Vigna, Giuliana Vigogna
Dramaturgie : Federico Bellini, Linda Dalisi
Scénographie et costumes : Graziella Pepe
Musique : Franco Visioli
Lumière : Tommaso Checcucci
Chorégraphie : Francesco Manetti
Assistanat à la mise en scène : Brunella Giolivo
Assistanat de tournée et surtitrage : Silvia Rigon
Conférence de presse avec Antonio Latella au Cloître Saint-Louis
Photo : © Christophe Raynaud de Lage
Gymnase du lycée Mistral • 20 boulevard Raspail • 84000 Avignon
Dans le cadre du Festival d’Avignon
Réservations : 04 90 14 14 14
Du 19 au 26 juillet 2017, à 15 heures, relâche les 21 et 24 juillet
De 20 € à 59 € (pour les deux parties)
Durée : première partie 8 h 50, seconde partie 7 h 40 (entractes compris)
À découvrir sur Les Trois Coups
Orestie : Alice au pays des monstres ?, par Léna Martinelli
Tragi-parodie à l’Odéon, par Cédric Enjalbert