« Orestie », de Romeo Castellucci, Festival d’automne à Paris, l’Apostrophe‐Théâtre des Louvrais à Pontoise

« Orestie » © Guido Mancari

Orestie : Alice au pays des monstres ?

Par Léna Martinelli
Les Trois Coups

Invité du Festival d’automne, Romeo Castellucci reprend son « Orestie ». Un spectacle à l’étrangeté radicale qui confirme l’accomplissement de ce grand, très grand, artiste.

Vingt ans après, le metteur en scène italien a remis sur le métier la pièce qui lui valut sa reconnaissance internationale, un spectacle mythique qui n’avait alors tourné que dans trois villes de France. Quelle bonne idée ! Davantage qu’une reprise, il s’agit ici d’une (re)création. Après l’Odéon, les représentations à l’Apostrophe / Théâtre des Louvrais-Pontoise marquent la fin du portrait consacré par le Festival d’automne à Romeo Castellucci. Un évènement car la Socìetas Raffaello Sanzio est incontestablement l’une des compagnies européennes les plus innovantes de ces dernières années.

Terrible, la trilogie d’Eschyle, Orestie, est une bien sombre histoire de vengeances qui amène d’abord la reine Clytemnestre à assassiner Agamemnon, ivre de gloire, qui a sacrifié leur fille Iphigénie afin d’attirer des vents favorables sur les navires partis à la conquête de Troie, puis Oreste (leur fils) à commettre le matricide, en représailles. Embuscades lâches, stratagèmes diaboliques et pièges fatals, prophéties et rituels, châtiments et justice, passions… nous avons ici tous les ingrédients de la tragédie antique.

En traitant ainsi de la prédisposition des mortels au crime et à la folie, l’auteur cherchait à dénoncer l’orgueil sans limites et la soif de pouvoir de ses congénères, mais aussi le mensonge de la justice divine, croyance alors en vigueur. Comment s’approprier le mythe aujourd’hui ? Romeo Castellucci « met en scène les dysfonctionnements de l’être humain dans un cadre de ruine artificielle », en jouant avec les symboles, en explorant les fondements occidentaux de la représentation. Et comme il est également un plasticien de génie, chaque séquence est comparable à une installation d’art contemporain avec des images qui s’impriment durablement dans la rétine, des idées souvent déconcertantes dont le sens reste à déchiffrer. Voilà une invitation brutale à changer notre regard sur le monde !

Haine, gloire et horreurs

Pour ranimer trois pièces vieilles de 2 500 ans, l’alchimiste Castellucci fait cohabiter éléments naturels et scientifiques dans une mise en scène évolutive. Dans la première partie, l’obscurité souterraine trouée de câbles ne masque pas le délit meurtrier de Clytemnestre, fille de Zeus nourrie par les ténèbres. Cette matrone sature l’espace, trou noir traversé par un Hermès sadomasochiste qui s’active sur une bande-son d’apocalypse. Images inouïes de l’archaïsme mâtiné de nouvelles technologies. Dans la deuxième partie, la scène s’ouvre sur un paysage lunaire, espace clinique où Oreste consomme sa vengeance, après un épisode clownesque muet. La voix inécoutée de l’esclave Cassandre déchire alors le lourd silence. Contrastes saisissants qui traduisent bien l’indicible horreur. Dans la troisième partie où le fils indigne doute, puis passe à son tour au crime, la scène se réduit en un cercle de lumière amniotique qui fait entrevoir des visions de fantômes, autant de figures surgies du passé qui obsèdent Oreste, en proie à la culpabilité. Sommes-nous à l’aube ou au crépuscule de l’humanité ?

Tragédie ou comédie ? Pour Romeo Castellucci, le chaos est une « force vive ». Une vraie source d’inspiration en tout cas ! Le sous-titre indique aussi une piste : ici, exit le primat occidental du « beau corps » de l’être humain, rationnel et doué de langage. Ce sont donc des figures de cauchemar, reliées par le souffle, le sang et le lait, qui peuplent l’hallucination. Les corps sont difformes, souffrants, atypiques. S’agit-il bien d’un « choix barbare » (comme l’artiste le dit lui-même) que celui de faire interpréter le roi par un acteur trisomique ? Romeo Castellucci se demande aussi ce qui distingue l’homme de la bête. Avec lui, le premier s’apparente à de la viande de boucherie, tandis que les animaux sont traités comme des créatures « pures ». Ainsi, le cadavre d’Agamemnon est incarné par la dépouille d’un bouc sanguinolent, le coryphée est un homme-lapin, avec son chœur, une armée de lapereaux en plâtre, et le tribunal divin est représenté par des singes.

Un « Alice au pays des monstres », en somme ! Torturé Romeo Castellucci ? En dosant les archétypes les plus profondément enfouis avec des éléments empruntés à notre monde contemporain, il fait bien plus qu’engager une réflexion sur l’obscénité à l’œuvre. Il s’interroge sur la condition humaine et la nature de l’art, exprimant, peut-être, la nostalgie d’une pureté originelle perdue. Et il triture nos méninges !

Troublante expérience

Certaines séquences sont à la limite du soutenable, peuvent choquer. Toutefois, aucune image n’est gratuite, ni le revolver dans ce halo de lumière sépulcrale, ni la chair ensanglantée, ni l’obèse Clytemnestre qui se fait fouetter, ni cet Apollon à moignons, ni les fascinants testicules d’un Oreste rachitique. Plus que des épreuves, ces séquences se succèdent en une litanie qui laisse pantelant. On est littéralement saisi par l’effroi – propre à la tragédie antique –, l’effroi provoqué par cette cruauté manifeste et, encore plus, par cette sourde violence. Quelle expérience ! Au-delà du visuel et du sensible, il revient au spectateur de faire vivre, en lui ces moments de trouble.

Malgré cette puissance, le public est souvent embarrassé face à ce spectacle conceptuel exigeant nourri de références. Romeo Castellucci le reconnaît : « Mes images sont inacceptables à moins de douter d’elles, mais il est également impossible de les ignorer ou de les oublier ». L’essayiste Georges Banu parle, lui, d’un « théâtre d’énigmes » dont le maître refuse de donner les clés. Ce dernier préfère poser des questions plutôt que de fournir des réponses. De quoi laisser perplexe, certes, mais jamais indifférent, car cette passionnante tentative de mettre en forme le chaos est d’une profondeur sans équivalent et riche en sensations. 

Léna Martinelli

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Orestie (une comédie organique ?), d’après Eschyle

Mise en scène, décors, lumières, costumes : Romeo Castellucci

Socìetas Raffaello Sanzio

Site : http://www.raffaellosanzio.org/

et http://www.theatre-odeon.eu/fr/memoire-du-theatre/biographie/societas-raffaello-sanzio-romeo-castellucci

Avec : Simone Toni, Louis Comandini, Marika Plugliatti, NicoNote, Georgios Tsiantoulas, Marcus Fassl, Antoine Marchand, Carla Giacchella, Giuseppe Farruggia

Musique : Scott Gibbons

Assistant à la création lumières : Marco Giusti

Automatisations : Giovanna Amoroso, Istvan Zimmermann

Direction de la construction décors : Massimiliano Scuto et Massimiliano Peyrone

Direction technique : Eugenio Resta

Photos : © Guido Mencari

L’Apostrophe-Théâtre des Louvrais • place de la Paix • 95000 Pontoise

Dans le cadre du Festival d’automne à Paris

Réservations : 01 34 20 14 14

Site du théâtre : http://lapostrophe.net/cergy/

Les 8 et 9 janvier 2016 à 20 h 30

Durée : 2 h 30 avec entracte

24 € | 19 € | 13 €

Déconseillé aux moins de 16 ans

Spectacle en italien surtitré en français

https://www.youtube.com/watch?v=3cCuHRvO-F4

Spectacle créé le 6 avril 1995 au Teatro Fabbricone, Prato (Italie)

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