« Scènes de la vie conjugale », d’Ingmar Bergman, la Scène Watteau à Nogent‑sur‑Marne

Scènes de la vie conjugale © La Nouvelle Compagnie

L’extraordinaire ordinaire de la vie

Par Aurélie Plaut
Les Trois Coups

« Jusqu’où peut-on aller dans la déchéance ? » La question posée par un des personnages dans les premières minutes de « Scènes de la vie conjugale », d’Ingmar Bergman, mis en scène par Nicolas Liautard, donne le ton. Quatre heures durant, le public de La Scène Watteau observe un homme et une femme s’aimer, se désunir, se déchirer et se meurtrir. Une tranche de vie ordinaire interprétée par des comédiens époustouflants dont nous sortons littéralement ébranlés.

Après Il faut toujours terminer qu’est-ce qu’on a commencé, adaptation du Mépris de JeanLuc Godard 1, Nicolas Liautard et son équipe s’intéressent au texte d’Ingmar Bergman, Scènes de la vie conjugale. L’exploration de l’être humain dans toutes ses complexités comme mot d’ordre. Cette pièce nous amène à découvrir vingt ans de la vie de Johan (Fabrice Pierre) et de Marianne (Anne Cantineau) à travers six tableaux. Vingt ans d’amour et de désamour. Vingt ans de complicité et d’incompréhension. Vingt ans de vérités et de mensonges.

Intérieur nuit – un salon « Ikea », banal. Autour d’une table, quatre personnes finissent de dîner. En face d’eux, un écran de télévision diffuse une vidéo. Sur les images, le bonheur familial semble perceptible : un homme, une femme, deux fillettes qui définissent les contours de cette existence idyllique. Ils nous parlent. Les mots sont simples. L’histoire aussi. Les protagonistes sont attentifs au « documentaire ». L’atmosphère est détendue, le cognac coule à flots, les cigares se consument offrant d’emblée à la scène un air de fin de soirée des plus réalistes. Soudain, les femmes disparaissent. Elles souhaitent se retrouver « entre filles » dans la salle de bain.

Tandis que les hommes digèrent sur le canapé, l’écran se rallume : une confidence hors plateau est donnée à voir et à entendre. Des mots prononcés face caméra indiquent la souffrance occasionnée par un mariage qui se délite. Et là, dès que les femmes retournent au salon, l’élément perturbateur surgit : une dispute entre Katherine (Sandy Boizard) et Peter (Nicolas Liautard), son mari. Un grain de sable dans la mécanique bien huilée du bonheur apparent. Johan et Marianne assistent impuissants à la scène. Ils sont décrits par leurs amis comme un archétype : celui du couple « parfait » qui sait « faire le ménage ». À partir de cet instant, les fissures pourtant bien comblées vont s’élargir et lentement, les fondations céderont…

Les deux premiers tableaux sont comme un prégénérique. En témoigne d’ailleurs la voix off qui s’élève après une heure dix pour indiquer aux spectateurs le nom des comédiens et de l’équipe artistique. Le clin d’œil à Godard est sans équivoque et dénonce la perméabilité de la frontière entre le théâtre et le septième art. Où sommes-nous ? Dans une salle de spectacle ? de cinéma ? Ce n’est peut-être pas pour rien qu’avant d’être porté à l’écran, le texte de Bergman avait été écrit pour la scène.

« Je n’ai jamais trouvé la moindre vérité dans notre couple. »

« Autopsie » d’une rupture

« L’amour a une fin, c’est comme ça. » Le couperet tombe sur Marianne. C’est son mari qui lui dit ces mots. Alors, pour tenter de comprendre, on doit revenir en arrière. Remonter le cours des choses afin de diagnostiquer les raisons de la mort. Il faut que le médecin légiste entaille, ouvre, écartèle, saisisse les boyaux du couple, les soulève pour les poser sur la table froide et métallique de sa salle d’autopsie et les regarder, attentivement. Plus que jamais, la mise en scène de Nicolas Liautard justifie la célèbre phrase « le théâtre, c’est la vie ». Le mariage est montré comme une institution qui enferme et qui étouffe. Du reste, Johan n’affirme-t-il pas à Marianne dans la terrible scène où il la quitte : « Je n’ai jamais trouvé la moindre vérité dans notre couple » ? La sentence est sans appel, le moment de la rupture aussi.

On est presque soulagé d’entendre le mot « entracte ». Pouvoir souffler un peu. Reprendre nos esprits pour mieux affronter la suite. Et quelle suite ! Parce que, bien entendu, rares sont les séparations sans dommages corporels et psychologiques. La violence du tableau postentracte est indicible, probablement amplifiée d’ailleurs par la douceur de la musique diffusée sur des images intolérables. L’effet « Orange mécanique » est efficace. Nos cœurs se serrent. La sympathie – au sens étymologique du terme – nous envahit. Oui, nous souffrons avec eux, et c’est aussi pour cette raison que la réussite de ce spectacle est totale. Plus les minutes passent, plus nous vivons de concert l’horreur de la séparation et la difficulté du deuil amoureux.

Du théâtre sur le théâtre

Bergman serait sans doute ému par la mise en scène de Nicolas Liautard. Lui qui voulait que la création théâtrale fût « pleinement vivante » et que le spectateur « la [sentît] vivre en son cœur et en son esprit » 2. Pari gagné ! Toute la difficulté, semble-t-il, réside dans le fait de gommer le théâtre. Faire disparaître le jeu. Jouer à ne pas jouer. Jouer à être soi-même. L’universalité du propos, les choix scénographiques, l’interprétation des comédiens, tout concourt à cela pour que seule sur le plateau demeure, puissante, la vérité. Notre vérité à tous : celle qui dénonce nos faiblesses, nos contradictions, bref, notre humanité. Le travail du metteur en scène est un effeuillage. Il faudrait débarrasser le comédien de toute la technique apprise, faire en sorte qu’il redevienne « vierge ». Nous assistons à un strip-tease, d’ailleurs, reproduit en contrepoint par ce décor qui se dépouille progressivement pour ne laisser in fine qu’un plateau nu.

La direction d’acteur est remarquable. Le souffle de la confidence effleure nos oreilles. C’est peut-être pour cette raison que les comédiens jouent avec un microphone. Et nous ne pouvons que le souligner, car il est extrêmement rare que cela ne gêne en rien l’écoute. Cela ne crée pas de distance avec nous, le public. Non. Parce que la voix doit rester vraie, le murmure, murmure. Rien ne doit laisser au théâtre la possibilité de revenir sur scène. Préserver cette sincérité. Détruire le quatrième mur. Être à chacune des minutes de ces quatre heures ici et maintenant.

Bien entendu, la magie n’opérerait pas sans la virtuosité des interprètes. Quelle leçon ! Fabrice Pierre et Anne Cantineau sont bouleversants. Ils nous touchent, nous émeuvent, nous brassent, nous remuent, nous bousculent, nous dérangent. On imagine leur épuisement au sortir de la représentation. Ils donnent tout. Sans concessions. Et les moments où ils ne sont pas présents ensemble sur scène laissent place aussi à des saynètes indispensables à notre réflexion : par exemple, la cliente que Marianne reçoit dans son cabinet d’avocat, Mme Jacobi (Nanou Garcia), n’est-elle pas celle qui va immiscer le doute dans l’esprit de la jeune femme ? Le récit de Nanou Garcia est empreint d’une grande véridicité. Même chose pour la mère de Marianne (Michèle Foucher) qui offre à sa fille une confession magnifique sur sa vie amoureuse, confession qui tend à montrer un « processus de reproduction » des plus effrayants…

Alors que vient l’instant de refermer le cadavre, de recoudre les plaies béantes pour qu’il puisse être inhumé dignement, on réfléchit à la question posée : la vérité serait-elle une sorte de guillotine qui décapite proprement la vie de couple ? « L’art de cacher la poussière sous le tapis » la seule solution ? Peu importe la réponse. Une chose est sûre : le théâtre est bel et bien là pour faire naître l’émotion. Dès lors, on remercie Nicolas Liautard de ce grand moment de vie. 

Aurélie Plaut

  1. Il faut toujours terminer qu’est-ce qu’on a commencé (le Mépris), mise en scène de Nicolas Liautard, avec Jean‑Yves Broustail, Jean‑Charles Delaume, Aurélie Nuzillard, Fabrice Pierre, Wolfgang Pissors, Marion Suzanne, à La Colline, du 3 au 29 mars 2015, du mercredi au samedi à 21 heures, le mardi à 19 heures et le dimanche à 16 heures.
  2. Ingmar Bergman, introduction et choix de textes par Odette Aslan, Paris, Actes SudPapiers, coll. « Mettre en scène », p. 31.

Autres critiques des mises en scène de Nicolas Liautard :

« Blanche-Neige », des frères Grimm, L’Apostrophe à Pontoise

« l’Avare », de Molière, l’Allan à Montbéliard

« l’Avare », de Molière, Théâtre des Quartiers-d’Ivry à Ivry

« Amerika », d’après Kafka, Théâtre de la Tempête à Paris


Scènes de la vie conjugale, d’Ingmar Bergman

Mise en scène : Nicolas Liautard

Production : La Nouvelle Compagnie

Coproduction : La Scène Watteau, scène conventionnée de Nogent-sur-Marne, L’Apostrophe, scène nationale de Cergy-Pontoise et Val‑d’Oise

Avec : Anne Cantineau (Marianne), Fabrice Pierre (Johan), Sandy Boizard (Katherine), Nicolas Liautard (Peter), Michèle Foucher (la Mère) et en alternance Magali Léris ou Nanou Garcia (Mme Jacobi), Christophe Battarel ou JeanYves Broustail ou Nicolas Roncerel (Arne)

Son : Thomas Watteau

Images, montage vidéo : Michaël Dusautoy, Thomas Watteau, Nicolas Liautard

Photo : © La Nouvelle Compagnie

Administration : Magalie Nadaud

La Scène Watteau • place du Théâtre • 94736 Nogent-sur-Marne

Réservations : 01 48 72 94 94

http://www.scenewatteau.fr/

Du 15 novembre au 26 novembre 2014

Durée : 4 heures (avec entracte)

20 € │ 15 € │ 17 € │ 9 €

Tournée 2014-2015

  • Du 6 au 8 janvier 2015 : L’Apostrophe (CergyPontoise)
  • Le 28 janvier 2015 : salle Jacques-Brel (Gonesse)

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