« Sœurs », de Wajdi Mouawad, Théâtre National Populaire à Villeurbanne

“Sœurs” de Wajdi Mouawad © Pascal Gély

Cycle domestique : les sœurs en première ligne

Par Trina Mounier
Les Trois Coups

Wajdi Mouawad compose une pièce subtile et émouvante, en hommage à ces sœurs aînées qui se rendent compte trop tard avoir consacré leur vie à se dévouer à celles des autres, et à leurs parents en particulier.

Dans Seuls, Wajdi Mouawad truffait son monologue de longues conversations téléphoniques, notamment avec son père et sa sœur Nayla. Avec cette première pièce autobiographique, il se mettait seul en scène. L’artiste poursuit son « cycle domestique » en accordant une place importante à cette figure fraternelle, interprétée par Annick Bergeron, une grande comédienne québécoise à qui revient l’idée de ce projet d’écriture.

“Sœurs” de Wajdi Mouawad © Pascal Gély
Sœurs de Wajdi Mouawad © Pascal Gély

Le Théâtre national populaire a présenté Seuls et Sœurs comme un diptyque, tant leurs thématiques sont proches. Dans les deux cas, la famille, toute aimante qu’elle soit, est présentée comme un frein à l’épanouissement de l’individu. Les deux personnages ont bien réussi leur carrière professionnelle mais n’ont pas de descendance. À l’âge de la maturité ou confrontés au risque d’une mort précoce et inattendue, ils se posent mille questions sur le sens de l’existence. Les deux pièces se conjuguent toutes deux au pluriel, comme si nous étions tous dans le même panier, irrémédiablement seuls, et, pour les femmes, toujours empêchées de tracer un destin singulier et personnel. Sur ce dernier point, les deux pièces diffèrent fondamentalement.

Sœurs
commence par le discours très applaudi d’une avocate en droit international, médiatrice de haut vol dans les conflits violents entre les nations. Puis, Geneviève Bergeron (elle porte le même patronyme que la comédienne) rentre chez elle. Une tempête de neige va la contraindre à s’arrêter dans un hôtel ultramoderne. Elle se trouve à chaque fois dans un espace bouché et un décor très différent : d’abord seule face à l’assemblée des spectateurs, puis au volant d’une voiture schématisée par de gros traits de craie blanche, tandis que des paysages du grand Nord défilent derrière elle et que sa mère se lamente au téléphone (Geneviève ne peut l’accompagner aux obsèques de son frère). Elle arrive enfin dans la chambre d’hôtel où les lumières, les portes et jusqu’au réfrigérateur lui répondent grâce à une commande vocale, censée être disponible en français et en anglais, d’après la loi canadienne. Mais dans cet hôtel d’Ottawa, le français est en panne. Dès lors, Geneviève Bergeron, que la voix s’obstine à appeler Burger On ou Burger One, perd toute maîtrise d’elle-même : dans une crise de folie dévastatrice, elle détruit tout dans la chambre.

“Sœurs” de Wajdi Mouawad © Pascal Gély
“Sœurs” de Wajdi Mouawad © Pascal Gély

Vies empêchées, paroles inaudibles

La différence entre le contrôle de soi, dans les situations précédentes, et cette séquence de folie furieuse qu’on ne voit pas arriver, est impressionnante. On se souvient alors de Wajdi Mouawad, très irrité d’avoir à répéter et épeler son nom plusieurs fois dans Seuls. On en trouve aussi l’écho chez l’expert en assurances, dont personne n’a jamais su dire le nom correctement. L’exil commence là : dans l’impossibilité d’entendre son propre nom correctement prononcé, dans le mépris affiché d’une culture dominante. L’auteur parle fort bien de cette blessure inguérissable, de cette humiliation, de cette négation de soi.

Passons sur l’intermède de la femme de ménage ahurie devant un tel sacrilège, de la directrice de l’établissement et de la policière – toutes persuadées que l’indélicate a quitté les lieux. Les spectateurs le croient aussi. Entre alors en scène l’enquêtrice des assurances, Nayla (tiens, tiens…). Le premier moment de surprise passé, elle apprécie la performance et se met à parler avec son père, réfugié libanais qui se plaint de tout et de rien (sa fille ne s’occupe pas assez de lui). Elle raconte ensuite ses déboires avec la langue, avec l’exil et ses conséquences dommageables. Jusqu’au moment où elle comprend que Geneviève est cachée sous la couette et va la retrouver. Ce sera le seul contact entre elles, d’ailleurs sans parole, un moment d’osmose éphémère.

Il faut rendre hommage à Annick Bergeron : elle a convaincu l’auteur d’écrire sur le drame des sœurs aînées, elle a patiemment recueilli toute la matière auprès de la sœur de Wajdi Mouawad. Et quelle actrice magnifique ! Elle incarne successivement tous les personnages et elle donne à chacun une voix, une histoire, un caractère singuliers.

Saluons aussi le metteur en scène qui, de nouveau, émaille le monologue de longues conversations téléphoniques si vivantes et si drôles. Elles animent ce qui n’aurait pu être qu’un long soliloque. Comme toujours, Wajdi Mouawad parle avec justesse des drames de l’exil, à commencer par l’arrachement à la langue maternelle. Sur ce sujet, l’écrivain est intarissable. 

Trina Mounier

 


Sœurs, de Wajdi Mouawad

Texte et mise en scène : Wajdi Mouawad

Texte inspiré de Annick Bergeron et Nayla Mouawad

Jeu : Annick Bergeron

Costumes : Emmanuelle Thomas

Direction musicale : Christelle Franca

Composition : David Drury

Dramaturgie : Charlotte Farcet

Scénographie : Emmanuel Clolus

Son : Michel Maurer

Lumières : Éric Champoux

Vidéo : Dominique Daviet

Suivi artistique : Alain Roy

Dramaturges : Oda Radoor, Brigitte Auer

Avec une chorale différente chaque soir

Photo : © Pascal Gély

Production : La Colline – Théâtre National

Coproduction : Au Carré de l’Hypothénuse – France, Abé Carré Cé Carré – Québec, Le Grand T – Théâtre de Loire-Atlantique, Théâtre Chaillot – Paris, Archipel – Perpignan, Quartz – Brest

Théâtre national populaire • 8, place Lazare-Goujon • 69100 Villeurbanne

Réservations : 04 78 03 30 00

Du 16 au 19 mai 2017 à 20 heures, samedi 20 et dimanche 21 à 17 heures en intégrale avec Seuls

Durée : 2 h 10

De 9 € à 25 €

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