Clown misanthrope
Par Victorien Robert
Les Trois Coups
Une épopée, plus qu’une aventure, voilà ce que nous raconte Jean‑Louis Baille, ou plutôt son clown Java, dans « Solomonde », un spectacle d’une grande finesse, où la poésie et le rire aident à canaliser une profonde colère.
Dans son appartement, uniquement meublé d’un fauteuil, d’un linoléum bleu et d’une valise-cheminée, Java serait bien resté pendant de longues années à se réchauffer le bout des orteils. Mais, comme on dit, « faut y aller ! ». Pourquoi ? Comme ça, sans raison. C’est presque obligatoire, une loi sans fondement, comme on nous en fait entrer dans le crâne à longueur de journée : mangez cinq fruits et légumes par jour, consommez avec modération, travailler plus pour gagner plus, ensemble soyons vigilants, faites-vous vacciner… Bref, si on nous le dit, c’est que c’est vrai. Forcément. « Faut y aller », donc, pour pas se laisser aller.
Colère sourde
Mais le monde, dehors, est laid, bruyant, inhospitalier, inadapté à un clown sans autre projet que celui de pousser sa porte. Alors Java dort. Mais quand il dort, il rêve qu’il n’arrive pas à franchir le seuil de son appartement, et le serpent se mord la queue. Pourtant, on le lui a dit et répété : dehors, c’est la vie, la vraie, avec « Carrefour je positive », difficile de battre un Champion, quand on a un cerveau on a une Fiat Punto ! La voilà qui pointe, cette colère sourde. Comment résister aux coups de boutoir de ce monde et de ces principes absurdes sans se faire violence soi-même ? C’est le principe même du clown. Il vaut mieux en rire qu’en pleurer. En matière de défense, ça vaut toutes les armes thermonucléaires. Un bon fou rire, et puis ça passe.
À ce titre, Solomonde n’est pas forcément un spectacle de clown s’adressant en priorité au public jeune. Il revient en effet vers l’essence même du clown et la part de tristesse qui l’habite. Il se trouve que l’auteur de ces quelques lignes ressent une tendresse particulière pour les comédiens pratiquant le seul en scène avec de tels spectacles, profondément artisanaux. Jean‑Louis Baille et Lucie Gougat ont effectivement façonné de leurs propres mains un objet théâtral en trompe-l’œil, où l’on rit de bon cœur tout en sachant que l’on rit aussi un peu jaune. Jean‑Louis Baille y atteint par moments un état de grâce dans la panique misanthropique de son clown qui hérisse les poils de plaisir, quand les mots défilent pour ne plus former qu’un ensemble inintelligible et pourtant si concret. Comme un autiste plongé dans le grand bain de la société, Java appréhende avec une terrible sincérité ce passage à l’acte, cette transfiguration qu’on lui impose. Tout à coup, la comédie clownesque se fait tragédie. Telle est la magie de Solomonde.
Il faut également saluer la technique, extrêmement bien rodée, aussi bien sur le plan de la lumière que sur celui des sons, nombreux et variés, et de la vidéo. Tout cela forme un bel ensemble, très pictural, plein de sens et donc trop rare. Les plus jeunes auront sans doute du mal à dépasser le premier degré quand les plus vieux se délecteront des nombreuses strates entreposées dans cet appartement. ¶
Victorien Robert
Solomonde, de Lucie Gougat et Jean-Louis Baille
Cie des Indiscrets • 6, clos de la Béchade • 87280 Limoges
05 55 10 17 31 | 06 98 07 96 31
Mise en scène : Lucie Gougat
Avec : Jean-Louis Baille
Décors : Sébastien Ehlinger et Alicia Maistre
Lumières : Franck Roncière
Costume : François Siméon
Création sonore : Alain Labarsouque
Création vidéo : Paul Éguisier
Photo : © Lucie Gougat
Théâtre Daniel-Sorano • 16, rue Charles-Pathé • 94300 Vincennes
Réservations : 01 43 74 73 74
Du 15 janvier au 21 février 2010, le vendredi à 20 h 45, les samedi et dimanche à 16 heures
Durée : 1 h 15
15 € | 12 € | 8 €