« Sous la toile de Jherominus », les Colporteurs, Biennale internationale des arts du cirque, BIAC 2017, Marseille

« Sous la toile de Jherominus » © Guillaume De Smedt

Tout un monde

Par Léna Martinelli
Les Trois Coups

« Sous la toile de Jheronimus » est une divagation acrobatique, visuelle, théâtrale et musicale à travers « le Jardin des délices ». Une transposition particulièrement réussie du génial Jérôme Bosch, présentée en première mondiale à la Biennale internationale des arts du cirque par les Colporteurs. Un des spectacles phares de cette seconde édition, et l’on comprend pourquoi !

Entre poésie, grotesque et haute voltige, le spectacle traverse le triptyque imaginé par Jérôme Bosch (1450-1516). Ses peintures expriment avec profondeur la beauté de la nature et de l’âme humaine, mais aussi les souffrances endurées par l’homme en perdition. Selon certains, c’est une vision en trois tableaux de ce que pourrait être le monde s’il n’avait pas été corrompu par « le mal ». Sur le panneau de gauche, on assiste à la création de l’univers ; au centre, on découvre l’espèce « pécheresse » avant le déluge ; enfin, à droite, le peintre livre sa vision de l’enfer. Pourtant, contrairement à ses habituelles commandes de l’Église, cette œuvre a permis au maître flamand de laisser libre cours à son imaginaire foisonnant. Ce fin observateur de l’histoire de l’humanité confia donc une interprétation pleine d’une lucidité provocatrice, mais non sans humour.

Entre rêve et cauchemar

Voilà de quoi inspirer les Colporteurs, amateurs d’univers surréaliste : « Lorsque l’on observe le tableau central, on découvre toutes sortes de personnages semblant sortir d’un monde circassien. On peut y voir des portés acrobatiques, des hommes et des femmes en équilibre sur des structures imaginaires, ainsi que des figures marchant sur les mains. On y trouve même des clowns se plantant des fleurs dans le postérieur ». Bref, tout un monde fantastique (presque des monstres issus du cirque d’antan).

Sous leur propre chapiteau, Agathe Olivier, Antoine Rigot et Alice Ronfard retracent donc ici l’aventure humaine – hors du temps – avec des artistes qui travaillent sur plusieurs agrès et se prêtent à la diversité des langages artistiques. Acrobaties aériennes, chorégraphie au sol, danse sur corde, fakirisme… ces croisements sont vraiment prolifiques. L’approche dramaturgique et le jeu théâtral soutiennent le propos. Tantôt amusé, tantôt bousculé, le spectateur retient son souffle, suspendu aux prouesses des interprètes qui évoluent avec grâce dans cette fantasmagorie peuplée d’étranges créatures. Mais si cette compagnie importante du nouveau cirque aime raconter des histoires, elle conçoit aussi la piste comme un espace de parole politique, où dénoncer la violence des rapports humains.

Lyrisme échevelé

Burlesque et trash, cette version respecte la dualité du peintre, avec une nature magnifiée opposée à l’humanité corrompue. Les jeux de pouvoir y sont bien présents, mais le paradis convoité et l’enfer que l’on craint sont détachés des connotations religieuses. Le spectacle a été conçu comme un cycle, depuis la création du monde jusqu’à sa plausible disparition, en passant par l’avènement de l’être humain, puis la connaissance et la volupté, et enfin la conscience et l’aveuglement. Toutes ces étapes résultent d’une évolution naturelle. À moins que cette dernière soit contre nature ! En effet, tandis que dans la 1re partie, lumineuse, les œufs éclosent, dans la seconde, colorée et presque harmonieuse, l’entraide est sacrifiée sur l’autel du progrès. En conclusion, dans la troisième, très sombre, la boucle (ou les volets du tableau) se referme sur le chaos, qui laisse place à une violence incommensurable.

L’image, projetée depuis le zénith du chapiteau, baigne l’action dans de très belles matières picturales. Pour certaines scènes, des boucles d’images, traitées et projetées par fragments, en totalité, ou en mouvement, se superposent. C’est innovant, car trop peu de compagnies emploient les nouvelles technologies, moins par respect des traditions que par faisabilité technique. Difficile d’utiliser la vidéo dans le dispositif circulaire de la piste !

D’ailleurs, toute la scénographie est ingénieuse. Deux mâts chinois relient le sol à la coupole en se faisant face. Au centre, un trapèze Washington permet de se balancer dans toute l’envergure de l’arène. Les acteurs tentent de s’échapper par une sorte d’escalier géant, mais ne cessent de chuter. Quant aux musiciens, ils sont au plus près des circassiens. La composition, originale, a été confiée à un pianiste électroacousticien et à une violoniste chanteuse, tous deux de talent. Là encore, c’est baroque à souhait, entre chants de la Renaissance et partition contemporaine où les instruments sont triturés. Tout le chapiteau en vibre.

Cette interprétation vraiment très inspirée invite le spectateur à réfléchir sur ses propres valeurs et sur l’état du monde. Un capharnaüm propice à exorciser la peur collective, susceptible, aussi, d’encourager à la libération, celle de la fantaisie, de la créativité débridée. Mais attention ! Âmes sensibles s’abstenir. Ces tableaux vivants font appel à tous les sens pour provoquer, tout autant que pour émerveiller. Et ce n’est pas plus mal ! 

Léna Martinelli


Sous la toile de Jherominus, les Colporteurs

Site : http://www.lescolporteurs.com

Conception, mise en scène, dramaturgie et scénographie : Antoine Rigot, en collaboration avec Alice Ronfard

Avec (artistes de cirque) : Orianne Bernard, Gilles‑Charles Messance, Anatole Couëty, Julien Lambert, Lisa‑Lou Oedegaard, Agathe Olivier

Avec (artistes musiciens) : Antoine Berland, Coline Rigot

Conseil artistique : Agathe Olivier

Assistante à la mise en scène : June‑Claire Baury

Composition musicale : Antoine Berland

Création lumière : Mariam Rency et Olivier Duris

Création vidéo : Mariam Rency

Création costumes et accessoires : Hanna Sjodin, Frédéricka Hayter

Direction technique : Pierre‑Yves Chouin

Régie générale et plateau : Max Heraud

Régie son : Stéphane Mara

Régie lumière : Olivier Duris

Régie chapiteau : Jean‑Christophe Caumes et Tom Khomiakoff

Conception technique et réalisation scénographique : Nicolas Legendre, en collaboration avec Max Heraud

Fiche spectacle : http://www.biennale-cirque.com/fr/programme/sous-la-toile-de-jheronimus-63

Photo : © Guillaume De Smedt

Village chapiteaux • plage du Prado • avenue Pierre‑Mendès‑France • 13008 Marseille

Dans le cadre de la 2e Biennale internationale des arts du cirque

Site : http://www.biennale-cirque.com/fr/

Du 26 janvier au 5 février 2017, jeudi et vendredi à 18 h 30, samedi à 15 heures, dimanche à 14 heures

Durée : 1 h 15

20 € | 15 € | 8 €

Tournée 2017

  • Du 18 au 20 mai, à Châlons‑en‑Champagne (51)
  • Du 15 au 17 juin, à Verdun (55)
  • Du 30 juin au 2 juillet, à Maubeuge (59)

Bande-annonce : https://www.youtube.com/watch?v=lJr1BFZgXl0

À propos de l'auteur

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

Du coup, vous aimerez aussi...

Pour en découvrir plus
Catégories