« Cher et très moche contemporain… »
Par Cédric Enjalbert
Les Trois Coups
Le renversant Yann Collette reprend l’interprétation du poème dramatique de Peter Handke : « Souterrain blues ». Une rhapsodie humaine trop humaine, à l’attention des semblables, infréquentables et laids.
« Cher et très moche contemporain… » La lettre ouverte, poétique et dramatique de Peter Handke s’adresse au genre humain, dont les amis ne sont point du tout de son fait. Cher et très moche contemporain, donc, toi, « suprêmement laid et lamentable », vous, « étrangers moroses sans même être tristes », « redevenez secrets », de grâce, effacez-vous. C’est une supplique, un éloge de la discrétion, un appel à l’humilité contre le vacarme de la vulgarité. Chers et très moches contemporains, « ce n’était pas la volonté de Dieu que vous soyez si visibles ».
Descendu dans les entrailles du métro, le mécontemporain, auquel Yann Collette prête sa voix et Peter Handke son style, oppose à chaque station « la grimace à la grimace », avec l’énergie de l’esthète déçu, le fervent désespoir de l’amoureux éconduit : aux âmes souterraines bruyantes et triviales, il renvoie le portrait sale. Peter Handke, humaniste solitaire aujourd’hui retiré dans un coin de banlieue de Paris, dessine dans ce « drame en vingt stations » – de métro et de chemin de croix – un « homme sauvage » à sa mesure : Don Quichotte urbain et humain, trop humain pour baisser les bras et s’accommoder du monde comme il va. Un aventurier en expédition qui va au-devant du monde, armé de sa sensibilité, donnant du poing dans le vide : « L’homme contemporain, avec sa mobilité, ressemble au chevalier errant du Moyen Âge. Il ne livre pas de batailles, au sens militaire du terme, mais dans chacun de ces lieux l’attendent des épreuves intérieures, des défis et des mystères » confie‑t‑il 1.
Miroir sale
Dans sa pénitence des tréfonds, son chevalier lancé dans la rame s’obstine à chercher l’homme comme Diogène le cynique, le chien errant. Et il s’interroge : « Le sans-chemin existe-t-il encore ? ». Ce parcours sans jalons ni balises, le puissant Yann Collette, mis en scène par Xavier Bazin, le cherche sur un plateau vierge reflété, au fond, dans un miroir sale. La saleté de la glace salit tout ce qui s’y reflète. Elle met en lumière la crasse et réfléchit ce regard vide du semblable qui, dirigé vers le monde, « emmochit tout de son regard moche ». Un drame pour l’esthète calcifié par la quête de la beauté, « cadavérisé » par une recherche qui ne trouvera son terme que dans la « solitude paradisiaque ».
Une jeune femme, double du Quichotte mais revenu de l’idéal, incarnée par Véronique Sacri, intervient en guise de pied de nez ironique à la mélancolie de l’Alceste. Elle lui rappelle sa condition d’homme, brodant sur le paradoxe de l’insociable sociabilité, rappelant combien sa non-indulgence envers le semblable le rend laid lui-même. Et combien il en jouit. Où Peter Handke moque avec le sourire de la lucidité son propre travers. De la mocheté du monde et des déboires de sa condition, qu’il raille et dont il désespère, il fait un si beau chant, transmuant ces blues devils, ou idées noires, en notes blues à la mélodie saisissante. Yann Collette entonne ce blues avec la liberté des jazzmen. Oh, qu’est-ce que le blues, au fait ? « Nothing but a good man feelin’ bad » 2. ¶
Cédric Enjalbert
- Philosophie magazine, entretien du numéro 51 (juillet-août 2011) : « Le monde actuel ressemble à un roman de chevalerie ».
- « Rien qu’un homme bien qui se sent mal. »
Souterrain blues, de Peter Handke
Mise en scène et scénographie : Xavier Bazin
Avec : Yann Collette et Véronique Sacri
Photo : Gala Colette
Collège de La Salle • 3, place Pasteur • 84000 Avignon
Réservations : 04 32 76 20 33
Du 5 au 27 juillet 2014 à 11 h 45
Durée : 1 h 10
20 € | 14 € | 10 €