Misère de l’homme sous le regard de Dieu
Par Laura Plas
Les Trois Coups
La dernière œuvre de Romeo Castellucci est présentée au Théâtre de la Ville. Elle ne peut laisser indifférent.
Sul concetto di volto nel Figlio di Dio est en effet tout sauf un divertissement. Au contraire, la pièce nous regarde, et dans tous les sens du terme. Un dialogue intime se tisse en chacun, irréductible à celui qui a lieu chez un autre. Station ? Interrogation sur l’humanité ? Méditation sur la place du corps souffrant dans nos sociétés, et dans l’histoire chrétienne ? Sanglot face à la merde de notre monde ? On ne saurait trancher. Mais un certain regard nous poursuit tous, une question reste ouverte. C’est ce qui est poignant.
En fond de scène s’impose une immense reproduction du Salvator mundi d’Antonello da Messina. Sur scène, on découvre les espaces d’un appartement moderne et chic. Ambiance de luxe… ou d’hôpital. Perfection sans humanité. Ainsi, avant même que n’entrent en scène les interprètes, quelque chose se lit déjà du refus contemporain du corps souffrant. Quelque chose se dit peut-être de l’inhumanité de notre monde. Déjà, on perçoit une tension : blanc face aux couleurs du tableau, plastique face à la matière, courbes contre lignes droites. Alors qu’un écran de télévision tourné vers le fond de scène, aveugle donc, dispense des éclairs qui blessent les yeux, le regard du Christ nous interroge, au contraire. L’écran minuscule de la télévision est alors relégué à sa place par l’immensité de la toile : communication et borborygmes médiatiques face à la spiritualité ? Mais ce n’est pas un message que nous imposerait Romeo Castellucci, plutôt les premiers mots d’une conversation intime.
Après de longues minutes où le plateau est resté vide, voici l’homme. C’est un très vieil homme : il est incapable de marcher seul, il est posé par deux hommes devant la télévision, comme un objet. On est, par là, bien loin du corps glorieux. Son fils, en costume-cravate, lui donne des soins avant de partir travailler. La scène est très quotidienne, le temps s’écoule comme il s’écoule dans nos vies, sans dramatisation. Comme le père est vêtu de blanc, que ses lunettes sont transparentes, comme le fils est tiré à quatre épingles, les deux hommes s’abolissent presque dans le décor. Ils sont d’ailleurs si petits : silhouette noire sur fond blanc. Mais le tableau se défait, la mécanique se dérègle ensuite. En effet, le vieux père est incontinent. Petit à petit, il macule l’appartement de ses excréments. Corps, fragilité : humanité.
Solitude de la pitié
Il ne se passe rien d’autre : la vie humaine n’est pas un roman. La narration pourrait poser un voile pudique sur la vérité (divertir). Par ailleurs, ce qui se passe sur scène est-il seulement transmissible ? Le vieil homme geint, crie, c’est à peine si on le comprend. Il patauge dans sa merde, et tout l’amour de son fils le laisse seul. Au début, il y a bien le verbe : recours et espoir, mais il finit par s’abolir. Car le fils après avoir consolé son père, après avoir fait des jeux d’esprit pour conjurer le sort, perd lui aussi la parole. Il n’a plus qu’à se tourner vers la toile de Messina dans une étreinte muette. Le drame est, par conséquent, intérieur ; des bribes seules peuvent nous parvenir : dans les cris, dans un geste presque imperceptible. Stations de douleur, chemin de croix de la compassion conjugué à l’impuissance.
« Station », « compassion », que l’on soit croyant ou que l’on ne le soit pas, la référence s’impose au-delà des dogmes et des interprétations étriquées ou fanatiques que certains veulent en donner. Ce qui est beau, c’est que la pauvreté de l’histoire, le petit nombre des actions ou objets a pour revers la richesse des signes. Chaque spectateur tisse ainsi son réseau d’interprétations qui est lié à son propre rapport au divin tout autant qu’à l’humain. Certains penseront peut-être à Job, d’autres au Christ, à une scène de Et maintenant, on va où ? *, aux propos de Solal sur l’amour dans Belle du Seigneur… Misère de l’homme sans Dieu, ou misère de Dieu face à la merde humaine ? Impuissance divine, impuissance humaine ? Nature de l’amour, place du corps, place de la mort ? Il n’y a pas un seul chemin.
Pardonnez-leur, ils ne savent pas ce qu’ils voient
En tout cas, on ne saurait parler de scatologie. Le spectacle se situe à un niveau symbolique, celui de la parabole, dit Romeo Castellucci. D’ailleurs, le père se saisit d’un bidon pour déverser la merde sur le sol : pas de naturalisme ici. Il est encore moins pertinent de parler de charge contre la religion. C’est un coup de foudre pour une œuvre religieuse, qui est d’ailleurs à l’origine du spectacle. Romeo Castellucci s’est senti, en effet, interrogé (il parle d’appel) par le Christ d’Antonello da Messina. Plutôt que de crier à l’iconoclastie, pourquoi donc ne pas être sensible à cet amour, à l’amour qu’éprouve aussi un fils pour son pauvre père ? D’autant que cet amour se manifeste en des images belles et peu bavardes (comme cette main posée, immobile sur le dos).
On rétorquera que le final de la pièce réserve un traitement violent au Salvator mundi. Il est surtout polysémique. La toile se déchire certes, mais ouvre peut-être à un au-delà de la représentation. Réflexion sur l’image comme obstacle ou voie de salut ? Nous sommes renvoyés à nous-mêmes. Pas de message clair non plus : à qui s’adressent, en effet, les mots qui s’inscrivent alors ? Qui est ce « you » ? Doit-on lire le mot « not » ou pas ? L’œuvre reste ouverte, donc. Sul concetto di volto nel Figlio di Dio nous parle. Une conversation spirituelle, intime, et si dérangeante qu’elle se poursuit bien après. ¶
Laura Plas
* Film réalisé par Nadine Labaki, avec Nadine Labaki, Claude Msawbaa, Leyla Fouad…
Sul concetto di volto nel Figlio di Dio, de Romeo Castellucci
Cie Societas Raffaello Sanzio • Teater Comandini, corte del Volontario, 22 • 45521 Cesena (Italia)
Site de la compagnie : www.raffaellosanzio.org
Courriel de la compagnie : info@raffaellosanzio.org
Concept et mise en scène : Romeo Castellucci
Avec : Gianni Plazzi, Sergio Scarlatella, Dario Boldrini, Silvia Costa et Silvano Voltolina
Musique originale : Scott Gibbons
Accessoires : Silvia Costa
Photo : © Klaus Lefebvre
Théâtre de la Ville • 2, place du Châtelet • 75004 Paris
Site du théâtre : www.theatredelaville-paris.com
Réservations : 01 42 74 22 77
Du 20 au 30 octobre 2011 à 20 h 30, dimanche à 15 heures, relâche le lundi
Durée : 1 heure
29 € | 23 € | 16 €