« Terrasses », Laurent Gaudé, Théâtre de la Colline, Paris

Terrasses - Laurent-Gaudé © Simon -Gosselin

Battements de chœur

Par Florence Douroux
Les Trois Coups

Laurent Gaudé présente un récit choral bouleversant sur les attentats parisiens de 2015 : « Terrasses ». Une multitude de voix s’élèvent, réunies dans un enfer transcendé. Le Québécois Denis Marleau signe une mise en scène très maîtrisée, tout en retenue. Une onde de choc.

L’auteur met donc sa belle écriture au service de la nuit déchirée du 13 novembre 2015. Pour mieux se souvenir ou pour mieux oublier ? Oublier la haine en lui préférant l’amour ? Lisser la violence ? En tout cas, place aux voix, à cette humanité tissée dans l’horreur, et qui, d’une certaine manière, doit lui survivre. Dans ce récit fragmenté, « Vivement ce soir », « La rumeur » ou encore « Interventions », il déroule la journée et la nuit du drame, ainsi que son après.

Des voix surgissent, éparses, celles des défunts et des survivants, mais aussi celle des secouristes et des proches. Toutes, sauf celles des terroristes. Une mosaïque de sentiments et de présences. La souffrance, la haine et la colère ont passé leur chemin. Une fois de plus, Laurent Gaudé a frappé juste : ce chant polyphonique a la force du poing.

« Toute la difficulté a été de réussir à trouver des zones de liberté face à ce drame encore si présent dans les mémoires, car je ne pouvais pas tout me permettre. Je ne pouvais pas inventer des événements qui n’ont pas eu lieu cette nuit-là, cela aurait été obscène » L’auteur a trouvé sa marge de manœuvre par le biais d’un récit littéraire aux personnages fictifs qui outrepassent d’ailleurs tout réalisme. Sa poésie enveloppe l’enfer, créé une distance sans édulcorer, plongeant, au contraire, dans les tréfonds de l’être abîmé ou détruit.

Mise à distance et retenue

Sur l’immense plateau de la Colline, dix-sept comédiens viennent donc parler de présences arrachées dans l’aléa d’une trajectoire décidée par le Hasard tout sourire : « ’il sent que ce soir, il va se bâfrer ». Ils viennent aussi témoigner de présences attentives, inquiètes, tendres ou solidaires. Et plus lointaines. Toute l’étendue du lien à l’autre au creux de la tragédie. Les amoureuses, les jumelles, leur mère, celle qui se cache sous un corps ou le voisin à sa fenêtre, l’infirmière ou celui qui nettoie.

Pour tout décor, des projections vidéo en noir et blanc montrent des gros plans sur des arabesques et des cannelures de chaises, des feux de voitures, des spots lumineux. Zoom sur une rafale fulgurante de balles. Mais ni visage ni corps. Ce pourrait être le Bataclan, ce pourrait être Paris. Les images n’ont pas besoin de plus de précision.

D’une fidélité absolue au texte, la mise en scène de Denis Marleau, centrée sur les mots, les explore et les piste, pour mieux les révéler dans ce qu’ils ont ici de tellement forts : leur pudeur. Ce qu’il montre, avec tant d’efficacité, est à l’opposé d’une surenchère émotionnelle assénée. « Je ne me lève pas, je tombe. Je ne comprends pas. Je tombe. Tout s’arrête. D’un coup » : ainsi parle la première victime. Le comédien ne bouge pas. Ce n’est pas lui qui vacille, mais le sol sous ses pieds qui se scinde et pivote. Lui reste debout sur cette inclinaison. Personne, du reste, n’est à terre, pas d’agitation, pas de bousculades, ni de cris. Rien.

« Qui nous tue » ? Nous, public, sommes saisis. L’effroi contenu dans cette mise à distance est plus percutante que tous les débordements. Sur le plateau, tout se passe dans une lenteur de sidération, dans un autre espace-temps. Une voix au téléphone tente de maintenir le fil très tenu du contact, mais les deux mains se lâchent. La victime devient ombre parmi les ombres. Pleurs étouffés, les seuls de tout le spectacle. Ramassés sur eux-mêmes, compacts, statiques, les comédiens, alignés, prennent, dans l’obscurité, une silhouette de pierres. Rien de plus : tout est si bien dit.

« Dernière danse »

Terrasses dit la force d’une collectivité formée sur un coup de hasard, « toi oui, l’autre, pas ». Infirmières, commissaire ou otage, pompiers, protagonistes de toutes sphères viennent prendre la parole, et sitôt cette parole déposée, retournent au groupe auquel, désormais, ils appartiennent. « Plus jamais » répètent ensemble les comédiens.

Un unisson se forme et vibre. Comme dans cette scène intitulée « Dernière danse », qui montre les dix-sept, noyau serré au milieu du plateau, évoluant sur une musique de plus en plus scandée, réduite progressivement à une pulsation. Laquelle devient battement de cœur. Les mouvements se font spasmes, les corps sont traversés des mêmes fléchissements, secoués d’identiques sursauts. « Laissez-nous danser encore puisque tout va finir » : quelle image plus éloquente sur ces mots, sur cette voix de chœur à la force décuplée, que ces silhouettes en clair-obscur animées du même souffle ?

D’une grande retenue émotionnelle, la pièce agit comme une célébration : celle d’une vie restée debout et d’une humanité qui ne s’est pas perdue en chemin. « Tenir une main. Sourire à un visage pour essayer d’en chasser la terreur (…). C’est cela que nous avons fait. C’est ce que nous avons à opposer à leur vitesse, à leur brutalité. Alors, je dis Julie, encore, je dis Julie pour brandir ta lumière »… 🔴

Florence Douroux


Terrasses, de Laurent Gaudé

Le texte est édité chez Actes Sud
Mise en scène : Denis Marleau
Avec : Marilou Aussilloux, Sarah Cavalli Pernod, Daniel Delabesse, Charlotte Krenz, Marie-Pier Labrecque, Jocelyn Lagarrigue, Victor de Oliveira, Alice Rahimi, Emmanuel Schwartz, Monique Spaziani, Madani Tall, Yuriy Zavalnyouk et Anastasia Andrushkevich, Orlène Dabadie, Axel Ferreira, Lucile Roche, Nathanaël Rutter de la Jeune troupe de La Colline
Assistanat à la mise en scène : Carol-Anne Bourgon Sicard et Sérine Mahfoud
Scénographie, vidéo et collaboration artistique : Stéphanie Jasmin
Musique originale : Jérôme Minière
Lumières : Marie-Christine Soma, assistée de Raphaël de Rosa
Costumes : Marie La Rocca, assistée d’Isabelle Flosi et Claire Hochedé
Maquillages et coiffures : Cécile Kretschmar
Montage et staging vidéo : Pierre Laniel
Design sonore : François Thibault
Conseil chorégraphique : Stefany Ganachaud
Assistanat à la scénographie : Marine Plasse
Fabrication des accessoires, costumes et décor : ateliers de La Colline
Durée : 2 h 15

Théâtre national de la Colline • 15, rue Malte Brun • 75020 Paris
Du 15 mai au 9 juin 2024, du mercredi au samedi à 20 h 30, le mardi à 19 h 30, le dimanche à 16 heures
De 10,50 € à 33,50 €
Réservations : 01 44 62 52 52 ou en ligne

À découvrir sur Les Trois Coups :
« Cendres sur les mains », de Laurent Gaudé, par Florence Douroux
« Mère », de Wajdi Mouawad, par Laura Plas

Photos : © Simon Gosselin

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