Un partage généreux mais volatil
Par Lorène de Bonnay
Les Trois Coups
Le chorégraphe et danseur nord-américain Trajal Harrell répond à l’invitation de créer une pièce dans la Cour légendaire en inventant une danse imaginaire qui remonte très loin : « The Romeo ». Lui et ses performers de la Schauspielhaus Zürich dance nous l’adressent avec générosité.
« Ô Roméo ! Roméo ! », où es-tu ? Un tel titre crée un horizon d’attente. Dès que l’on entre, accueillis par la troupe sur le plateau, on cherche des références au jeune Montaigu – cet amant qui meurt d’amour pour sa rivale Juliette (et réciproquement). La scénographie (des structures en fer forgé) peut rappeler le treillis d’un jardin ou l’entrée d’un palais… Mais, de même que les sons pop du début installent une certaine ambiance qui s’avère être une fausse piste, on est vite détournés de la tragédie de Shakespeare. D’ailleurs, une « foire aux questions » est distribuée au public au bout de quelques minutes : elle signale que « le Roméo » est une danse prenant sa source dans l’Antiquité et se transmet « de génération en génération ». Alors certes, le chorégraphe a rêvé sur ce nom mythique évoquant la passion, la violence et la mort, et sur cette œuvre baroque, mais il aboutit à l’invention d’une mythologie personnelle : il nous expose un langage de joie et de deuil, pétri de références culturelles partagées.
En effet, la dramaturgie du spectacle raconte des apparitions et des disparitions, lesquelles, in fine, retracent peut-être l’histoire humaine. On n’est pas sûrs. Ce n’est pas grave. En tous cas, passé, présent et futur cohabitent. Et toutes les cultures possibles – réelles, réinventées, imaginées. Les artistes commencent d’abord par se présenter (à travers leur nom, leur langue et une humeur, une émotion ou un trait caractéristique). Ce préambule accentue la proximité entre la scène et la salle car la diversité des êtres, des corps, est à l’image du monde.
Puis débute un long défilé, sur la musique de Maria Callas, de Satie ou sur du blues. Le décor représente-t-il l’entrée d’une boîte de nuit ou d’un temple étrange ? Ou encore I’élément d’un podium ? Les danseurs, d’abord vêtus de noir, les bras levés comme pour se protéger, parfois casqués, s’avancent vers nous, en ondulant du bassin. Certains gestes rappellent ceux d’Isadora Duncan puisant dans les figures mythologiques grecques. Ensuite, on assiste à un déferlement de costumes, de couleurs, de mouvements, en groupe ou en solo, sur les sons parfois mélancoliques du piano. D’autres échos à l’histoire de la danse affluent : le voguing, des danses folkloriques, des transes en hommage aux récoltes, le butô, la post modern dance… Une galerie de treize personnages pluriels, d’une hybridité confondante et géniale, se dessine autour de Trahal Harrell. Tel un sorcier, un grand manie-tout sortant des accessoires d’un sac poubelle, lui reste toujours à vue.
Les éléments se déchaînent : orage, pluie. Mais la lumière jaillit de la nuit, la vie, la séduction, la sensualité, de la mort. Ou l’inverse. La dernière partie ressemble d’ailleurs à une succession de rituels de deuil : les performers s’agitent (les chorégraphies atteignent alors une virtuosité hallucinante), ils agonisent et se trouvent dévêtus et assis sur des bancs à cour et à jardin, par le chorégraphe et deux danseuses ressemblant à des déesses antiques. À la fin, chacun vient adresser au public son nom, sa date de naissance et de mort (située parfois dans le futur).
On sort à la fois perturbés et charmés par ce spectacle très nourri théoriquement (Trahal Harrell a fait des recherches sur le féminisme, le post-colonialisme, la danse butô ; le travail sur les costumes est parfaitement dément). On admire la façon dont l’artiste s’approprie des codes et les mixe pour créer un vocabulaire propre : l’effort accompli pour nous le montrer, nous l’offrir, et nous faire ressentir que nous faisons tous partie de cette identité plurielle, est louable. Ces corps qui exhibent leur différence avec plaisir ou en grimaçant saisissent. Leurs mains éclairées prennent leur envol comme des oiseaux. Les tissus, matières et couleurs arc-en-ciel se fondent. Les baisers succèdent aux hommages et aux offrandes. Les mouvements drapent le vêtement. La tristesse et la joie, ne sont pas séparées.
Cela dit, on reste perplexes par endroits et perdus : en dépit du propos, les émotions éprouvées sont légères, fugitives. En somme, on savoure d’être dans cette Cour somptueuse, d’entendre et de voir de la beauté. On a même l’impression que « le Roméo » est une danse accessible que l’on va reproduire en sortant. L’ensemble demeure plaisant mais confus, insaisissable… Pas inoubliable. 🔴
Lorène de Bonnay
The Romeo, Trajal Harrell
Mise en scène, chorégraphie, scénographie, costumes : Trajal Harrell
Spectacle en français, surtitré en anglais, diffusé sur France 5 le 7 juillet puis disponible sur Culturebox le 23 juillet
Avec : Frances Chiaverini, Vânia Doutel Vaz, Maria Ferreira Silva, Rob Fordeyn, Challenge Gumbodete, Trajal Harrell, New Kyd, Thibault Lac, Christopher Matthews, Nasheeka Nedsreal, Perle Palombe, Norel Amestoy Penck, Stephen Thompson, Songhay Toldon
Durée : 1 h 15
Cour d’honneur du Palais des papes • Place du Palais • 84000 Avignon
Du 18 au 23 juillet 2023, à 22 heures
De 10 € à 45 €
Réservations : 04 90 27 66 50 ou en ligne
Dans le cadre du Festival d’Avignon, du 5 au 25 juillet 2023
Plus d’infos ici
Tournée ici :
• Le 20 novembre et le 1 décembre 2023, La Comédie de Clermont-Ferrand
• Les 8 et 9 décembre 2023, Grande halle de La Villette, à Paris
Trajal Harrell présente son spectacle : https://festival-avignon.com/fr/audiovisuel/trajal-harrell-presente-the-romeo-339543
La Matinale du 18 juillet : https://festival-avignon.com/fr/audiovisuel/la-matinale-avec-trajal-harrell-pour-the-romeo-18-juillet-2023-347435
À découvrir sur Les Trois Coups :
☛ Mélancolie(s), Julie Deliquet, par Bénédicte Fantin