Portée disparue
Par Florence Douroux
Les Trois Coups
C’est une plongée fulgurante dans une famille de survivants. « Tout mon amour », de Laurent Mauvignier évoque l’impossible deuil d’une petite fille disparue. Dans une mise en scène sobre et pertinente d’Arnaud Meunier, directeur de la MC2 de Grenoble, Philippe Torreton et Anne Brochet, dans les rôles titres, font éclater l’orage lorsque l’impensable se produit.
Tout mon amour, la première pièce de théâtre de Laurent Mauvignier, pourrait se présenter comme le récit tourmenté d’un fait divers : une jeune fille de seize ans, surgie de nulle part, fait irruption dans une maison de campagne, après l’enterrement du grand-père. Elle se dit la petite fille disparue, dix ans plus tôt, de l’homme et de la femme. Drame du retour ? Chaos d’une reconnaissance ? Non. Le sujet de la pièce n’est pas tant l’identité de l’enfant, que le chemin psychologique, emprunté par les parents et le frère aîné, pour tenter, chacun à sa façon, de faire face à un deuil impossible. Comment survivre au choc ? Que faire de cet amour pour l’enfant disparue ? C’est ce qui intéresse l’auteur.
Avec Laurent Mauvignier en effet, le sous-texte est toujours primordial. Il ausculte les cœurs et leurs tourments : ses personnages sont des résistants, qui cherchent, malgré les traumatismes, à rester en surface, présents au monde à leur manière. En témoigne encore son dernier roman Histoires de la nuit, huis clos terrifiant dans lequel une prise d’otage est prétexte à une spectaculaire plongée dans la psychologie humaine.
Tout mon amour, écrit en 2002, ne déroge pas à l’exercice. D’abord pensé comme un scénario de cinéma, le texte, « sans solution » explique l’auteur (écouter l’interview de l’auteur), se transforme des années plus tard en pièce de théâtre. « Renoncer à ce que la phrase prenne toute la place » et trouver « une modestie dans l’écriture » : telle est l’exigence de l’écrivain. Or, cette pièce cruelle claque comme le fouet.
Le père cède à l’espérance folle d’avoir retrouvé sa fille, Élisa. Quand la jeune fille sonne à la porte de la maison familiale après l’enterrement, il se jette aussitôt dans ce « possible / impossible » harassant. « Impossible que ce soit elle, d’accord, je suis d’accord, c’est impossible ! (..) Rien n’est possible. Tu entends ? Pas plus dans un sens que dans l’autre (…) Et maintenant que ça peut être vrai, ce serait impossible d’espérer ? ». Philippe Torreton est le père en proie à ce foudroyant tumulte. Noué jusqu’au tréfond, massif, d’une densité inouïe, il implore sa femme et son fils de croire au miracle. Et subit les assauts emplis de reproches de son père à peine enterré, qui vient le hanter à coups d’apparitions fantomatiques. Sur ses épaules, autrement dit, tout le poids du monde. Les morts, les vivants, et une revenante, si c’est elle. Le regard fiévreux d’intensité, les mains fébriles et tremblantes : comme toujours, il est colossal.
Amour gelé
Face à lui, Anne Brochet est celle qui a décidé que sa fille ne pouvait revenir : son issue pour rester vivante. Ne plus y croire. Jamais. Décision terrible mais inébranlable de refus, mur à l’abri duquel elle a trouvé refuge. Elle s’est figée dans le souvenir d’une petite fille de six ans dont il est impossible qu’elle ait grandi. C’est autour d’elle que la pièce évolue, car elle semble décisionnaire d’un dénouement qui pourrait être heureux. En vain. « Moi, je… je ne crois rien, moi. Qu’est-ce que tu veux que je crois ? Qu’est-ce que je pourrais bien croire de toute façon, c’est une folle, c’est tout ».
La comédienne joue avec finesse cette partition de la négation et du refoulement. Faussement douce, presque gentille, le sourire simulé, insensé. La rage affleurant dans la violence d’une écorchée vive. Tandis que l’impossible semble se produire, elle s’affaire ailleurs avec des riens. Son train à prendre, son petit sac vide, son rouge à lèvre plusieurs fois appliqué avec soin. La plus morte, c’est elle, devenue incapable d’aimer, tant son amour exclusif s’est focalisé, gelé, sur l’enfant disparue. Cet amour fossilisé ne fera pas de miracle.
« Tout mon amour », c’est ce qu’elle hurle à son fils dans un monologue sidérant de cruauté. « Toi, mon beau fils unique, mon bel enfant unique… dis-moi, il faudrait que je trouve ça merveilleux d’avoir entendu ta voix muer et de t’avoir vu grandir ? (…). Tout mon amour… mais c’est elle mon amour, c’est à elle que je l’ai donné, à son absence, à son manque… ».
Lambeaux d’histoire
Des panneaux mouvants, transparents ou occultes font jouer des ombres chinoises. L’abstraction affleure, cohérente, juste. Trop de réalisme en effet n’aurait pu épouser cette histoire-là, qui n’éclot que par bribes. L’auteur ouvre des brèches, mais laisse des suspensions. La vérité n’explose pas. Cette maison à peine figurée est le berceau d’une histoire tout juste esquissée, où ne sont qu’entrevues les possibles violences du jour désastreux de la disparition. Des noirs elliptiques laissent planer tous les doutes, l’effroi de la situation, l’impossibilité de dialogues continus entre ces êtres secoués par la tourmente.
Un berceau ? ou un tombeau ? Les parois se referment sur la mère, emmurée vivante dans son mutisme. Enfuie, la petite. Un choc. ¶
Florence Douroux
Tout mon amour, de Laurent Mauvignier
Le texte est édité aux Éditions de Minuit
Mise en scène : Arnaud Meunier
Collaboration artistique : Elsa Imbert
Avec : Anne Brochet, Romain Fauroux, Ambre Febvre, Jean-François Lapalus, Philippe Torreton
Assistante à la mise en scène : Parelle Gervasoni
Scénographie : Pierre Nouvel
Création lumière : Aurélien Guettard
Création musicale : Patrick De Oliveira
Costumes : Anne Autran
Coiffures et maquillages : Cécile Kretschmar
Construction décor et costumes : Ateliers de la Comédie de Saint-Étienne
Durée : 1 h 30
Du 17 mai au 4 juin à 21 heures, samedi 28 mai à 15h30 et 21 heures, samedi 4 juin à 18h30, dimanche à 15h30, relâche les 22, 23, 26 et 30 mai
Théâtre du Rond-Point • 2 bis, av. Franklin D.Roosevelt • 75008 Paris
Réservation en ligne ou au 01 44 95 90 21
De 14 € à 33 € ou de 12 € à 23 € avec carte d’adhésion
Tournée :
- Les 9 et 10 juin 2022 : l’Estive, scène nationale de Foix et de l’Ariège
À découvrir sur Les Trois Coups :
☛ Entretien avec Michel Raskine, metteur en scène de Ce que j’appelle oubli, par Trina Mounier
☛ Retour à Berratham, par Lorène de Bonnay
☛ J’ai pris mon père sur les épaules, de Fabrice Melquiot, par Juliette Nadal