Repousser les limites
Par Lorène de Bonnay
Les Trois Coups
Dans ses spectacles, Didier Ruiz met en scène des personnes âgées, des ouvriers, des adolescents, d’ex-détenus, des transsexuels. Son théâtre citoyen cherche « à faire entendre une réalité que le public ne connaît pas afin de changer sa perception du monde ». « Trans » atteint ce but avec une délicatesse et une intensité pénétrantes.
Sur un plateau dépouillé aux tonalités froides, seulement bordé d’un voilage, des personnes viennent s’adresser à nous. Dans cette belle agora, leurs paroles se déploient d’abord à tour de rôle. Fébrilement. Puis elles s’entrelacent, se font écho, et agissent sur le public avec un mélange de conviction et d’humilité qui vont crescendo. Les sept comédiens abordent la question insoluble de l’identité à travers des thèmes qui composent une dramaturgie : l’enfance et la découverte de son « moi », la maltraitance et la souffrance, le moment de la transformation, les réactions de l’entourage, l’amour. Ainsi les témoignages s’abolissent-ils pour former un récit choral, une forme.
Toutefois, ce tressage d’anecdotes ne gomme pas la singularité de ces histoires : la trajectoire de chacun se dessine. On mesure la violence de la famille et de société qui mène souvent ces « invisibles » à l’exclusion, la mendicité, la drogue, la boulimie, le suicide. Heureusement, d’autres faits rapportés sont exemplaires, comme la création d’une charte éthique dans l’entreprise où Clara travaille, l’engagement d’une blogueuse à l’égard de sa communauté, la complicité d’une épouse ou d’un fils dans le choix de nouveaux vêtements.
En outre, la question de l’image de soi, si intime mais bien trop tributaire de l’Autre, est finement traitée : Ian de la Rosa explique qu’il ne se sent ni homme ni femme, qu’il aurait voulu être un garçon avec des seins, au lieu de se retrouver rangé dans la catégorie des machos. À ses yeux, rien n’est pire que d’être coincé dans une identité. Pour d’autres, c’est le fait d’être gouvernés par la peur, obnubilés par la perfection. Rien ne sert non plus de renier celui ou celle que l’on était. En somme, ces « figures de la résistance » – pour paraphraser Genet – nous exhortent à être vrais, à être soi et à sourire à l’amour. S’ils ont pu emprunter ce chemin, pourquoi pas nous ?
Pour finir, la mise en scène soigne les entrées et sorties sur le plateau, l’adresse, la chorégraphie des corps dans l’espace. Le jeu des lumières, la présence de la musique et les intermèdes vidéo poétiques, voire psychédéliques (réalisées par des étudiants en cinéma d’animation des Gobelins), suggèrent la vie, la couleur, l’évolution. Cette simplicité met en lumière ces acteurs qui jouent ce qu’ils sont et se dévoilent, sans fioritures. Comme ils sont beaux, confondant d’humanité, doux ! Ils se regardent et nous demandent avec émotion de les regarder, vraiment. Là, le spectacle joue comme rarement avec le réel. Et ce trouble nous émeut jusqu’aux larmes. ¶
Lorène de Bonnay
Trans (més enllà), de Didier Ruiz
Spectacle en français, catalan et castillan surtitré en français
Mise en scène : Didier Ruiz
Avec : Neus Asencio Vicente, Clara Palau i Canals, Daniel Ranieri del Hoyo, Raúl Roca Baujardon, Ian de la Rosa, Sandra Soro Mateos, Leyre Tarrason Corominas
Durée : 1 h 10
Photo © Christophe Raynaud de Lage
Gymnase du lycée Mistral • 20, bd Raspail • 84000 Avignon
Dans le cadre du Festival d’Avignon
Réservations : 04 90 14 14 14
Du 9 au 16 juillet 2018 à 22 h 30, relâche le 12
De 10 € à 30 €
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