Ubuesque ? Pas tout à fait
Par Michel Dieuaide
Les Trois Coups
La compagnie À juste titre et le T.N.P. s’associent pour présenter « Ubu roi (ou presque) » d’Alfred Jarry, fatrasie collective. À Villeurbanne, salle Roger‑Planchon, jusqu’au 10 juin 2016.
Canular, farce, parodie, drame inspiré de Macbeth, sotie médiévale voire rabelaisienne, manifeste avant-gardiste, provocation anarchiste, tragi-comédie révolutionnaire, autant d’appellations employées pour identifier l’objet théâtral insolite qu’est cette pièce surgie sur la scène dramatique française en 1896.
Agressif, sauvage, stupide, lâche, goinfre, alcoolique, cupide, geignard, avare, mégalomane, morbide, obscène, misogyne, longue est la liste des épithètes et des substantifs utilisés pour dépeindre le Père Ubu, protagoniste principal d’Ubu roi d’Alfred Jarry.
Aujourd’hui, le Père Ubu est devenu un personnage mythique, type universel, honni ou fascinant. Dans une Pologne dite de « nulle part », les cinq actes de l’œuvre décrivent les péripéties de l’irrésistible ascension puis de la débandade de son antihéros. Cornaqué par son ambitieuse épouse, la Mère Ubu, il multiplie les complots, les vols, les assassinats et les massacres pour assouvir sa volonté de puissance. Mais sa couardise, ses obsessions sanguinaires et son insatiable désir d’argent le conduisent à fuir pour sauver sa peau sans pour autant renoncer à l’espoir de s’enrichir, ailleurs, sur le dos des autres.
1896-2016
Pour le 120e anniversaire de la création d’Ubu roi, version augmentée ici de textes et de chansons empruntés à Ubu sur la butte et Ubu cocu, la compagnie À juste titre et Christian Schiaretti mettent en jeu et en scène une fatrasie collective aux intentions et aux choix discutables, manifestant par moments que le poids du passé rend délicate l’exhumation d’œuvres entrées depuis longtemps au panthéon du répertoire théâtral.
Toutefois, il faut d’abord reconnaître la réussie et provocante scénographie de Fanny Gamet. Déchetterie vaste et accidentée, le décor est au sens propre un tas de merde. Étrons géants, trou anal expulsant ou engloutissant les comédiens, résidus de toutes sortes jonchant le sol ou accumulés en collines d’immondices, tel est le lieu unique de la représentation. Puissante métaphore des abjections physiques et mentales charriées par un texte où défécation et vomissement participent de la geste ubuesque. Les costumes aussi sont d’un grand intérêt. Mentionnons à titre d’exemple : la robe minable et sinistre de la Mère Ubu, clin d’œil insolent à l’infante peinte par Vélasquez, la référence explicite des tenues des mercenaires du Père Ubu à celles des voyous du film Orange mécanique, le mélange des époques impériales et soviétiques pour les uniformes des troupes du tsar affrontant l’armée du Père Ubu.
En revanche, force est de constater que les orientations proposées par Fanny Gamet ne sont pas suffisamment soutenues par la mise en scène pour hausser le spectacle au niveau dérangeant, voire destructeur, qu’il pourrait atteindre. Là où, en 2016, les délits et les crimes des époux Ubu ont quelque ressemblance avec des personnages actuels (le couple Balkany, la dynastie Le Pen, Ben Ali et sa femme, Bachar al‑Assad…), la pièce de Jarry aurait pu bénéficier d’un éclairage plus vigoureux. Mais le registre adopté reste celui de la contestation polie et de la fantaisie récréative. Ainsi, bien loin du scandale que provoqua Ubu roi à sa création, voit-on apparaître de petits masques d’Emmanuel Macron, ministre de l’Économie, touche furtive et discrète de critique de notre vie politique. Ainsi aussi, à cause d’options musicales racoleuses, entend-on le public battre en rythme des mains comme on le remarque d’ordinaire dans les émissions télévisuelles de variétés. Ainsi encore, du fait d’un jeu pratiquant souvent l’adresse aux spectateurs, perçoit-on l’insistance un peu lourde de les faire complices des actes aberrants du Père Ubu, qui plus est, en éclairant des portions de la salle à plusieurs reprises.
Un message d’alerte plus incisif sur notre monde
Répétons-le, le travail scénographique de Fanny Gamet proposait d’autres pistes pour une dramaturgie plus insolente. Des occasions d’effacer les rides de l’écriture et lancer un message d’alerte plus incisif sur notre monde dangereusement saturé de guerres et de conquêtes liées à l’obsession du profit.
Un jour, à Paris, à la Closerie des lilas, Alfred Jarry fit irruption, revolver au poing. Il fit feu plusieurs fois sur les glaces du restaurant à la grande stupeur des bourgeois attablés. Son but, « briser la glace » pour rompre l’absence d’intérêt des conversations et bafouer les conventions. Par bonheur, les acteurs d’Ubu roi (ou presque) savent également « briser la glace ».
Stéphane Bernard (Père Ubu) est époustouflant de générosité. Son interprétation décline avec brio toutes les nuances de son horrifique personnage. Veule, ordurier, puéril, haineux, inconscient, gouailleur, il enrichit de sa composition la liste des comédiens qui ont excellé dans ce rôle. À ses côtés, Élizabeth Macocco (Mère Ubu) lui résiste magnifiquement. Sournoise, avide, émancipée, elle n’a de cesse de protéger son ambition, alternant diaboliquement fausse soumission ou détermination implacable. Margaux Le Mignan et Clémence Longy, assumant chacune plusieurs rôles, sont superbes d’engagement et de précision, avec en outre de très belles voix chantées. Merci à eux quatre et à l’ensemble de la distribution d’avoir su maintenir le plaisir d’un spectacle parfois trop sage. ¶
Michel Dieuaide
Ubu roi (ou presque), d’Alfred Jarry, fatrasie collective
Sous la direction de Christian Schiaretti
Avec : Élizabeth Macocco (Mère Ubu), Stéphane Bernard (Père Ubu), Julien Gauthier, Damien Gouy, Margaux Le Mignan, Clémence Longy, Clément Morinière, Maxime Pambet, Julien Tiphaine, Marc Delhaye (musicien)
Conseillère littéraire : Pauline Noblecourt
Composition musicale, improvisations : Marc Delhaye
Scénographie et costumes : Fanny Gamet
Assistante aux costumes : Émilie Cauwet
Lumières : Julia Grand
Travail corporel : Dimitri Mager
Assistante à la mise en scène : Louise Vignaud
Stagiaire à la mise en scène : Jessica Chauffert
Clarinette : Jérôme Tubiana
Violon : Yohan Rochetta
Décors réalisés dans les ateliers du T.N.P.
Remerciements à Sébastien Zietarski
Coproduction : Cie À juste titre, Théâtre national populaire
Théâtre national populaire • 8, place Lazare-Goujon • 69627 Villeurbanne cedex
Courriel : billetterie@tnp-villeurbanne.com
Tél. 04 78 03 30 00
Représentations à 20 heures : du mardi 5 au samedi 16 avril2016, du mardi 26 au vendredi 29 avril 2016, du mardi 31 mai au vendredi 10 juin 2016
Durée : 1 h 50
Tarifs : de 8 euros à 25 euros