Malaise dans la civilisation
Par Lorène de Bonnay
Les Trois Coups
Jean-François Sivadier met en scène « Un ennemi du peuple », le drame moderne et subversif du dramaturge norvégien, dont l’actualité interpelle. Dans une société démocratique imparfaite, comment maintenir l’équilibre entre le bien-vivre ensemble et les aspirations ou pulsions individuelles ?
« L’homme le plus fort du monde, c’est l’homme le plus seul », affirme le héros de la pièce. Il y a du Alceste dans ce docteur Stockmann qui ne peut faire entendre la vérité et songe à « rompre en visière à tout le genre humain », à fuir dans le « désert ». Quand il veut révéler le scandale des eaux polluées de sa ville, une station thermale, il se heurte à une corruption et à une « majorité compacte » insensées. Un meeting truqué suffit à transformer le lanceur d’alerte en bouc émissaire. Il songe alors à quitter le pays, avant de se raviser. Il restera seul (avec sa famille) contre tous, se comparant au Sauveur sur la montagne ! Comme le misanthrope de Molière, Tomas Stockmann oscille ainsi entre le personnage à « chimère » et le personnage à « marotte », distingués par l’universitaire Patrick Dandrey : il donne la comédie. Mais lui n’est pas un atrabilaire, un mélancolique. C’est un furieux extravagant qui lance obstinément à la face du monde des diatribes radicales et tendancieuses.
La mise en scène de Jean-François Sivadier met en exergue l’enjeu de cette pièce : l’ambiguïté, le mélange d’hybris tragique et comique de cet « ennemi du peuple » qui dénonce autant qu’il reflète les vices équivoques de notre temps. Déjà, la scénographie, éblouissante, est construite autour de gradins (qui rappellent le lien entre théâtre et démocratie grecque, soulignent l’importance de la parole, le désir de vérité). Mais ces gradins sombres en fond de scène servent à mettre en valeur un personnage, une entrée ou une sortie. L’échange de paroles politiques a lieu en bord de plateau et entre la scène et la salle. Des panneaux en plastique transparent délimitent, cachent ou montrent des éléments du décor. Leur miroitement évoque l’ambiguïté et métaphorise la problématique du secret. Leur matière évoque les désastres de la pollution écologique. L’eau contamine également le plateau, sous forme de fontaines ou de lustres constituées d’une myriade de ballons d’eau. Claire et vivifiante, elle symbolise autant la maladie, la mort, le déluge. Plusieurs espaces de jeux cohabitent sur le plateau, suggérant l’intrication des scènes familiales triviales et des scènes politiques comico-tragiques, de l’intime et du collectif.
Un comédien hors norme dans une pièce tribune
Nicolas Bouchaud campe à merveille ce médecin aisé de la classe moyenne qui résiste à un pouvoir injuste, mais se comporte comme un aristocrate avec sa bonne, et un misogyne avec sa femme. Le comédien révèle le mélange de crédulité, de bonhommie, de sincérité, de mauvaise foi, de mépris et d’orgueil du personnage. Ses contradictions le rendent si proches de nous. En effet, il est soucieux d’autrui, d’écologie, de transparence politique et médiatique. C’est aussi un insoumis expliquant que la révolution ne se fait pas en offrant des fleurs à des policiers armés de Flash-Ball. Et dès que la foule le déçoit, il se prononce contre la tyrannie de la populace, contre la démocratie. Les individus éclairés et forts comme lui devraient décider à la place de la majorité moutonnière… Stockmann est-il d’extrême gauche, d’extrême droite ?
En tout cas, la scène de la réunion publique à l’acte IV montre que le peuple est aisément manipulable, prisonnier de ses intérêts individuels et de ses difficultés sociales. Tout le monde veut préserver ses acquis, éviter de dépenser de l’argent pour reconstruire le système hydraulique urbain : actionnaires, chefs d’entreprise, hauts fonctionnaires, contribuables. La parole est alors étouffée et l’assemblée se barbarise, convaincue qu’il faut laisser la ville prospérer grâce à ses thermes. Stockmann surenchérit avec un courroux ridicule, acceptant le masque d’ennemi public qu’on lui tend. Il faut tout le talent de Nicolas Bouchaud pour incarner ce clown ambigu qui déclenche un rire grinçant et un malaise indicible chez le public, qui exhibe son rôle en brisant le quatrième mur, et improvise. Et ce n’est pas toujours facile. Surtout lorsqu’une spectatrice se met à critiquer l’actualisation de la pièce d’Ibsen… L’acteur génial finit par reprendre la parole avec brio, expliquant avec un humour et une distanciation subtils que l’on n’est pas dans une agora grecque à l’époque d’Eschyle, que lui fait son « métier », qu’il doit se faire haïr du public, même si une partie de lui voudrait s’en faire aimer. Quel monstre de scène !
Rire avec et rire de
Le reste de la troupe est aussi savamment dirigée. Les acteurs modulent avec finesse et énergie le tragique et le comique, ce qui éclaire parfaitement les contradictions individuelles et idéologiques de notre temps. Petra, l’institutrice, fait l’éloge du savoir et s’inquiète de sa ringardisation, quant à ses conséquences sur la démocratie. Elle refuse cependant l’idée de créer une école en accord avec ses idéaux, quand on lui propose. Hovstad, le journaliste, défend un temps la vérité (il veut dévoiler le scandale sanitaire et écologique) avant de retourner sa veste et d’affirmer qu’un rédacteur doit plaire à ses lecteurs. Le marin, Horster, surnage loin de toute cuisine politique en bon abstentionniste. Aslaksen, chef du syndicat des petits bourgeois propriétaires, se désengage lorsqu’il comprend que ses impôts seront utilisés pour reconstruire le système hydraulique. Le préfet, Peter Stockmann, représente le pouvoir injuste et le dieu Argent. Si ses idées sont dénuées d’ambiguïté, ses relations personnelles avec son frère Tomas sont plus ambivalentes. Il en est de même entre ce dernier et son beau-père tanneur.
En somme, la tragédie et le drame bourgeois fusionnent, sans que jamais le rire (mais quel rire ?) ne soit oublié. On rit avec les personnages qui fustigent notre société capitaliste ; on rit d’eux aussi, de leurs excès, de leur mauvaise conscience, de l’individualisme qui les inonde (littéralement sur scène). On rit jaune. Dans ce spectacle très réussi, le ridicule et la distanciation éclairent notre désarroi et nos lâchetés, nous qui vivons au sein d’une démocratie fragile, équivoque, mais à laquelle nous tenons. « Je suis là pour poser des questions, je vous laisse le choix des réponses », écrivait Ibsen… ¶
Lorène de Bonnay
Un ennemi du peuple, d’Henrik Ibsen
Traduction : Éloi Recoing
Mise en scène : Jean-François Sivadier
Avec : Sharif Andoura, Cyril Bothorel, Nicolas Bouchaud, Stephen Butel, Cyprien Colombo, Vincent Guédon, Jeanne Lepers, Agnès Sourdillon
Durée : 2 h 35
Photo © Jean-Louis Fernandez
Odéon – Théâtre de l’Europe • Place de l’Odéon • 75006 Paris
Vidéo de la présentation de saison 2019-2020
Du 10 mai au 15 juin 2019, du mardi au samedi à 20 heures, le dimanche à 15 heures
De 8 € à 36 €
Réservations : 01 44 85 40 40
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