Dialogue fluctuant avec les fantômes de « la Mouette »
Par Lorène de Bonnay
Les Trois Coups
Hubert Colas convoque six auteurs pour réécrire une pièce qui, comme « Hamlet », parle à toutes les époques : « la Mouette » d’Anton Tchekhov. Il lui paraît nécessaire 1 de faire dialoguer cette écriture passée avec des écritures contemporaines – asphyxiées par le capitalisme et la mondialisation, cherchant à s’émanciper d’un héritage. À condition que la couture de ces divers textes ne mine aucun d’entre eux, que nul risque d’implosion ne menace l’objet dramaturgique.
Depuis la première à Marseille, la composition d’Une mouette et autres cas d’espèces, proche du cadavre exquis, a été modifiée. Des textes ont été réécrits, mixés, taillés, déplacés. C’est dire la complexité de faire cohabiter des spécimens pluriels d’écriture « ne rentrant pas dans la règle générale » ². La dernière version disloque toujours la linéarité de la fable et déroute, car le metteur en scène ne souhaite rien expliquer. Alors, celui qui connaît mal sa Mouette risque-t‑il la chute ? Pas s’il accepte l’hétérogénéité et les variations d’intensité et d’énergies.
Le prologue d’Angélica Liddell, qui parle d’elle-même et de l’art, est un contrepoids provocateur et puissant aux actes suivants. En effet, l’artiste y exprime sa haine pour l’univers décrit par l’auteur russe dans la Mouette : un drame sur et fait pour des théâtreux qui se sucent la queue, une déplorable union sexuelle entre théâtre et vie ! Et pourtant… Treplev et Trigorine cherchent une chose supérieure à la vie et à l’art, un « mystère irreprésentable » qui fait écho à l’engagement de Liddell, corps et âme. Ce monologue, un peu obscurci par la saturation de « bites » (même esthétiques !) manifeste en tout cas la liberté totale des auteurs face au drame de Tchekhov. Reste à savoir si tous les textes ont quelque chose d’aussi fort à dire.
Le premier acte, Réunion de jeunes blancs entre Saint-Petersbourg et Marseille, réinvente l’acte IV de la Mouette (dans lequel les personnages, oisifs, jouent au loto pour lutter contre l’ennui de la campagne). Nathalie Quintane y questionne l’art et le prolétariat, à travers un petit groupe, assis dans des fauteuils roulants, dans la maison d’un village quelconque. Ils écossent des petits pois avant le dîner : Medvédenko l’instituteur, « Herr Doktor » Dorn, Macha, le vieux Sorine sous perfusion, sont rejoints par le couple formé par Trigorine et Arkadina. Leurs dialogues absurdes, leurs jeux de mots faciles (« Kostia Treplev est écossé »), permettent d’exposer le lieu, les personnages qu’ils commencent à composer, et les thèmes. Les jeunes Nina et Treplev, absents, sont par métonymie figurés par une image vidéo de la mouette ou par une détonation. Ainsi, le passage du temps, la vanité et la mort sont‑ils d’emblée pointés. Le vide envahit donc l’écriture, éradiquant les échanges déchirants entre Nina et Treplev qui nous bouleversaient tant chez Tchekhov. Dès le début, et c’est intéressant, les espoirs de la jeunesse sont perdus (comme dans la mise en scène de Nauzyciel).
Memento mori
L’intermède qui suit, Être une bête et heureux de l’être, de Jacob Wren, présente l’intérêt de renforcer l’un des axes dramaturgiques de la pièce, déjà amorcé : le sous-texte politique, humaniste, du drame (une piste bien exploitée dans la mise en scène d’Ostermeier). Dans quelle modernité la Mouette a‑t‑elle été écrite, en 1896 ? De quoi parlerait‑elle aujourd’hui ? Pourquoi pas de militantisme : « féodalité du capitalisme », « réchauffement climatique », « invention de nouvelles formes politiques » ? Le groupe d’acteurs, assis en cercle, dont les visages filmés en direct sont projetés en gros plan sur un rideau de fils argentés, citent Tchekhov et sa pièce pour mieux interroger la société et la bête humaine de 2017. Ce chœur commente, s’inquiète du futur, voudrait changer le monde. Mais à quoi bon ? Nous allons tous mourir. Ce texte paraît très hétéroclite par rapport à ceux qui l’entourent, même si l’inventivité de sa mise en scène et les questions posées nous touchent.
Le troisième acte, Détacher les chiens d’Édith Azam, retraverse des scènes clés de l’acte I de la Mouette, mais en leur ôtant toute amplitude. Treplev présente ainsi sa performance avec Nina, au bord du lac, devant un public de « vieux » persifleurs : « théâtre ou cinéma ? », « c’est mauvais, le blanc-bec ! » « décadent ! », « on écrit ce qu’on peut ». De fait, la création est un monstre à la fois ridicule et innocent : elle mêle une vidéo de la planète Melancholia représentant un homme masqué ou blessé, un opéra de Wagner, le récit style Nouvelle Vague d’un couple faisant l’amour, le discours cinématographique de Treplev (écrit par Jérôme Game) et Nina parlant de voix, des migrants, de l’avenir ! Comme si la curée ne suffisait pas, un chœur composé de Medvédenko et Dorn, assis, face public, sur des troncs d’arbre, glose sur ce qui se joue, ou profère des didascalies. Certes, cette distance ironique crée un lien particulier avec les spectateurs, interroge sur le désir d’envol, le conflit générationnel et l’échec. Mais la mise en abyme répétée du théâtre met en danger la forme même du texte et nuit à l’émotion.
En revanche, Mes peurs d’Annie Zadek converse habilement avec l’acte II de Tchekhov, en suivant sa trame : la comédienne Arkadina craint la vieillesse, la pauvreté, l’abandon, l’amour non réciproque. Puis, le chœur des acteurs personnages réunis se met en scène, à travers une parodie de répétition théâtrale savoureuse. Treplev, en quête d’une grande littérature, d’une « dramaturgie plurielle », se moque de lui‑même. Il se gausse d’ailleurs de tous les auteurs de « littérature pour dossiers » obligés de « complaire ». Réjouissant ! L’acte s’achève par un merveilleux dialogue à moitié chuchoté entre Nina et Trigorine : il nous touche grâce aux extractions poétiques de mots, à la vidéo du lac qui submerge et éclaire le plateau, au jeu des comédiens modulant les registres et faisant entendre le mystère de cette belle prose. Chacun décline ses peurs – les nôtres –, dans une langue simple et rythmée, qui puise ses références dans Tchekhov, Maupassant, Rushdie, Flaubert, Hitchcock (la comptine inquiétante Ristle-tee dans les Oiseaux), Zadek ³, ou l’actualité.
Pour finir, le Feu au lac de Liliane Girandon suit d’assez près l’acte III de Tchekhov, avec de belles variations. On assiste ainsi à des scènes puissantes, avec des acteurs habités, qui font alterner des monologues de Trigorine et des dialogues teintés de solitude (entre lui et Macha, entre Arkadina et Sorine, entre Arkadina et Treplev, entre Arkadina et Trigorine). Survient alors Nina la mouette (mot qui signifie « espoir » en russe) : elle sera actrice ! On a beau savoir qu’elle échoue, son cri émeut.
Un projet palpitant mais périlleux
Ultime auteur, Hubert Colas s’efforce de donner une cohérence au spectacle. Il y parvient en disposant, sur un plateau épuré, noir, plastique, un collectif d’individus révoltés qui oscillent entre acteurs, personnages et êtres en sursis. Leur parole, souvent chorale, adressée, brise le quatrième mur, et instaure un rapport frontal au public. La scénographie (composée de fauteuils d’autos tamponneuses qui traversent l’aire de jeu, d’un rideau à la texture fine qui le délimite, de troncs d’arbre tabourets, de caméras et de projections vidéo qui modifient la lumière et l’espace) évoque les thèmes qui rebondissent de texte en texte et sont chez Tchekhov : la vieillesse et la mort, l’écologie, le social et la politique, la représentation de soi et de l’œuvre.
En outre, Colas boucle judicieusement chaque fin d’acte en faisant répéter au groupe le dialogue final de la Mouette avec une variation. Il utilise aussi de superbes musiques pour faire la jointure entre les différents univers, et leur conférer une tonalité (ainsi de Una lacrima sul viso de Bobby Solo qui introduit le dernier acte).
Enfin, il dirige ses acteurs de façon à leur permettre de se saisir organiquement des diverses écritures, d’y trouver l’oralité, afin d’en faire émerger « l’intelligence du sens », « le fantôme », confie‑t‑il. Ce travail semble « s’inventer spécifiquement pour ce qui est en train de se passer », dans le présent de la rencontre avec le public. Or, répéter ce travail avec six langues, lesquelles transforment toutes différemment les corps des comédiens, n’est guère aisé. L’acteur doit abandonner tout fantasme sur la continuité psychologique de son personnage. Or, la troupe s’en sort à merveille, Thierry Raynaud en premier chef. Le sourire, la bienveillance et la profondeur de son regard, sa sensibilité aiguisée, sa manière de faire sonner les mots, irradient le plateau. Toute sa personne est investie, prête à se réinventer pour mettre en lumière les facettes de Trigorine, et plus largement, la multiplicité de l’être. Laure Wolf incarne aussi avec une infinie délicatesse la femme amoureuse et la mère castratrice.
Cela dit, la mise en scène et le jeu ont beau être admirables, la liberté accordée par le metteur en scène aux auteurs, louable et courageuse, on n’assiste pas à un mais à six spectacles ! Les textes, inégaux, juxtaposés, tendent à entrer en collision, voire en conflit, les uns avec les autres. Les signes et les propositions sont si riches que l’ensemble peut se trouver brouillé, dilué, miné. Peut-être eût‑il fallu inviter moins d’auteurs ou les enjoindre à une différente espèce de collaboration ? Une autre histoire. ¶
Lorène de Bonnay
- Hubert Colas est très engagé en faveur des écritures contemporaines : il a créé le centre de créations Montevideo et le festival Actoral.
- Définition de l’expression « cas d’espèce » (droit).
- Ni ni, nécessaire et urgent, douleur au membre fantôme (figures de Woyzeck), Annie Zadek.
Une mouette et autres cas d’espèces, libre réécriture de la Mouette, d’Anton Tchekhov, par Édith Azam, Liliane Giraudon, Angélica Liddell, Nathalie Quintane, Jacob Wren, Annie Zadek, Jérôme Game
Mise en scène, adaptation, scénographie : Hubert Colas
Avec : Céline Bouchard‑Cadaugade, Heidi‑Éva Clavier, Jonathan Drillet, Valère Habermann, Florian Pautasso, Vilma Pitrinaite, Thierry Raynaud, Yuval Rozman, Cyril Texier, Laure Wolf
Assistanat à la mise en scène : Sophie Nardone
Vidéo : Pierre Nouvel
Lumières : Hubert Colas, Fabien Sanchez
Son : Frédéric Viénot
Costumes : Frédéric Cambier, Alexandre Chagnon
Travail autour du clown : Alain Gautré
Préparation vocale : Sophie Hervé
Chef de chant : Thomas Tacquet
Traduction de l’anglais : Christophe Bernard
Traduction de l’espagnol : Christilla Vasserot
Construction du décor : Nanterre-Amandiers
Nanterre-Amandiers • 7 avenue Pablo‑Picasso • 92022 Nanterre
Réservations : 01 46 14 70 00
Site du théâtre : http://www.nanterre-amandiers.com/
Du 12 au 22 janvier 2017, les mardi, mercredi, vendredi à 20 h 30, le jeudi à 19 h 30, le samedi à 18 h 30, le dimanche à 15 h 30
Durée : 2 h 10
30 € | 10 €
Théâtre-Cinéma Paul‑Éluard de Choisy‑le‑Roi
le 26 janvier 2017
Une réponse
Étonnant spectacle
Et incroyable thierry raynaud que j’ai trouvé De bout en bout magistral. Un acteur rare!