Jour de fête
Par Stéphane Ruffier
Les Trois Coups
Qui n’a jamais rêvé de changer le cours de sa vie ? Ambitieuse et sensible, cette déambulation théâtrale des Fugaces nous invite à suivre des personnages dans un moment de crise, à envisager les rues comme autant de chemins de vie. On se laisse entraîner dans leurs bifurcations étourdissantes et généreuses.
« Je voulais faire une fête parce que / Ce que j’aime dans la nuit / ce sont les masques qui tombent / et l’honnêteté de la folie ou de la mélancolie / Le manque, indéniable / Les chevaux débridés / Plus une phrase ! Vivante sans un mot. » Mélanie veut rendre hommage à la délirante vitalité de son ami Jo, récemment décédé, le roi de l’impromptu et de l’excès. Mais elle ploie sous les doutes et les angoisses. Comment mobiliser les gens du quartier ? Comment ranimer sa propre vitalité ?
Faire tomber les masques, être en vie. Les mots résonnent désormais autrement sous protocole sanitaire. Ces envies devenues fondamentales envahissent d’ailleurs films et livres. Le dernier essai du philosophe Baptiste Morizot propose de Raviver les braises du vivant, le film documentaire Vivante ! d’Alex Ferrini ausculte la régénération physique et psychique, tandis que dans son nouveau roman humoristique, Fab Caro met en scène un antihéros qui rêve de plaquer femme et enfants pour se lancer dans la comédie musicale à Brodway. Alors, comment recontacter la sensation d’être véritablement en vie ?
Dans ce spectacle des Fugaces, cinq personnages se glissent parmi le public rassemblé sur une place. Ce ne sont pas des êtres exceptionnels. Ils sont, comme nous, banalement emberlificotés dans leurs obligations quotidiennes. Ils portent des sacs qui les lestent littéralement de voix intérieures et d’injonctions. Et soudain, au terme d’une étrange cérémonie de fragmentation, nous voilà tous séparés en cinq groupes ! Oui, séparés, car la perte de vitalité commence d’abord par une sensation d’isolement, de solitude existentielle, de déconnexion des autres. La déambulation peut commencer.
« J’ai besoin d’air ! »
Chaque groupe emboîte le pas à un personnage différent : père divorcé affrontant une reconversion forcée, femme active accro au boulot, artiste en devenir… Chacun ne vivra donc pas le même spectacle, pas le même point de vue sur le monde, sur le travail, sur l’amour, pas les mêmes priorités. Ces dernières années, plusieurs dramaturgies fondées sur le mouvement dans la ville, proposent ainsi de diviser le public pour illustrer spatialement la diversité des cheminements. De fait, nous entrons dans une bulle de pensées comme dans un roman à la première personne.
Cette intimité crée un effet d’empathie saisissant. Nous épousons une personnalité, une façon de mener sa vie, une démarche, au sens propre comme au figuré. Et nous sommes fortement mis à contribution. Une des astuces immersives les plus habiles – et il y en a beaucoup – repose sur la participation. Comme dans le film d’animation Vice Versa, les émotions et les qualités des personnages sont allégorisées. C’est nous, « spectacteurs », qui endossons des rôles de soutien de Mélanie, Gabriel, Ludo, Estelle ou Samir, incarnant qui son courage, qui son bon sens, qui sa vigilance… Il faut penser à la tenue de sport du petit dernier, rappeler untel !
Nous vivons les contraintes horaires, les pressions sociétales de toutes sortes, le téléphone portable omniprésent. Le spectacle agit comme un laboratoire d’exploration du quartier où fourches et impasses métaphorisent nos choix, nos revirements. Que faire ? La déambulation rend palpable chaque décision-carrefour, la toile de nos relations sociales et de nos tiraillements intimes. On se cogne aux réalités des autres. Dans les dialogues, le besoin d’air, de silence, de pause revient comme un leitmotiv. À ce titre, quelle gageure pour les comédiens de respecter, dans la fluidité du jeu, cette mécanique implacable et contraignante des parcours simultanés qui se croisent sans cesse lors de rendez-vous en duo ou trio ! La pression dénoncée est ainsi judicieusement mise en abîme.
Accueillir l’impromptu
Le spectacle agit comme une invitation au pas de côté. Comme dans le précédent spectacle des Fugaces, Nous les oiseaux, qui prônait également la fuite, l’évasion concrète, nous expérimentons combien il est facile et heureux de dévier, de sortir des rails. Les cinq personnages illustrent autant de façons de se libérer : en dansant, en chantant, en hurlant, en embrassant, en buvant ! Tout nous exhorte à laisser couler colère et tristesse, à démolir les « en attendant », à vivre illico, à « ne jamais se contenter ».
La formidable réussite de cette proposition réside sans doute dans la proximité physique et émotionnelle qu’elle permet entre tous, ainsi que dans son ancrage dans le quartier. L’effet de réel et d’intimité est bouleversant, comme au cinéma. Tout se vit ici et maintenant, sous nos yeux. On s’adresse véritablement à nous, et ça fait un bien fou. On est mis à contribution : on peut accrocher des fanions ensemble, dresser une table… Voilà des gestes simples et des choses concrètes qui nous relèvent, qui éclairent notre humanité. Et puis, ces histoires nous sont si familières. À tel point que certains spectateurs croient parfois reconnaître un fait divers ou des figures locales ! Ces vivants sonnent justes, vrais, au plus près de nos vies, sans héroïsme. Ils nous parlent de notre monde. Et la vie respire autour de nous. La mise en scène fait d’ailleurs le choix courageux de laisser palpiter et circuler les flux habituels. Ni blocage de rues, ni évacuation de voitures : la ville suit son cours. Les parcours se révèlent ainsi émaillés de surprises, de focus, d’adjuvants et d’échos fabuleux.
Vitalité de la représentation
Nous avons eu l’occasion de voir ce spectacle trois fois, à Granville, à Salins-les-Bains en 2019 et à Strasbourg en août 2020. À chaque fois, un paysage différent – grande toile de fond marine, petite ville au passé industriel, quartier bouclé avec omniprésence des gestes barrières – résonne différemment avec la fiction. La dernière fois, la spontanéité, la rapidité de l’organisation de la fête finale nous a saisis à la gorge. Émotion intense devant l’accessibilité du lâcher-prise, de la joie retrouvée de faire ensemble, de la réappropriation festive d’une place publique… Nous faisions nôtre, l’attitude de Jo : « Tu ne te contentais pas d’habiter, tu vivais ».
Ce réjouissant spectacle nous fait expérimenter concrètement la facilité de la bifurcation, nous aide à dialoguer. La fête se prolonge en trocs de points de vue, d’histoires. Et vous, vous suiviez qui ? Mais pourquoi Estelle s’énervait-elle ? Et toi, t’as déjà eu envie de tout envoyer valser ? Autour d’une table, les spectateurs se racontent émotions et détails dans une revigorante envie de partage. Quel plaisir de voir les choses autrement, sous un autre angle ! Une fête de la rencontre, quoi ! On y retourne ? ¶
Stéphanie Ruffier
Vivants,par la compagnie Les Fugaces
Mise en Scène : Cécile Le Meignen
Auteure : Aude Schmitter
Avec : Mikaëlle Fratissier, Laura Dahan, Vincent Longefay, Guillaume Mika, Chawki Derbel
Régie générale : Servan Denès
Scénographie : Stéphanie Sacquet
Costumes : Lucile Gardie
Musique originale : Marc Prépus
FARSe • 5e lieu, 5 place du Château • 67000 Strasbourg
Les 7, 8 et 9 août 2020
Lieux des représentations : place de la République, place du Château, cours Rohan, place Grimmeissen, musée historique, square Louise Weiss, place du Quartier Blanc, place Sainte-Madeleine, place Hans Arp, place Gutenberg, à Strasbourg
Spectacles en entrée libre, jauge limitée, sans réservations
Téléphone : 03 88 23 84 65
Programme téléchargeable en ligne sur le site du festival
Tournée
Le 25 septembre 2020, dans le cadre du festival Résurgence, à Lodève (34)
Le 27 septembre 2020, Label Rue, festival « Saison régionale, arts de la rue »Eurek’art, 9e édition, à Rodihan (30)
Les 3 et 4 octobre 2020, festival Les Turbulentes, à Vieux Condé (59)
À découvrir sur Les Trois Coups :
☛ Farse, festival des arts de la rue de Strasbourg, par Stéphanie Ruffier
☛ Les Tondues, compagnie Les Arts Oseurs, par Stéphanie Ruffier