Quatre heures et demie qui passent comme un rêve de théâtre
Trina Mounier
Les Trois Coups
L’adaptation du roman de Thomas Bernhard, « Des arbres à abattre », par le Polonais Krystian Lupa a enchanté et bouleversé le public de la Fabrica.
Thomas Bernhard fait partie du répertoire de Krystian Lupa. Le metteur en scène aux mille talents (venu relativement tard au théâtre après des études de sciences, puis d’arts plastiques, à Cracovie), ce qui lui permet de signer aussi la scénographie, l’adaptation et la lumière, a exploré les diverses facettes du grand écrivain autrichien. Il s’empare ici d’une œuvre autobiographique dans laquelle Bernhard se remémore une soirée qui lui a laissé un goût amer. On retrouvera dans cette histoire le style de l’auteur, sa causticité, son ironie vacharde contre ses contemporains, et particulièrement la bourgeoisie viennoise. De même, cette lucidité face à lui-même, cette manière de revenir en boucle par la répétition de mots et de rythmes sur un détail et d’ainsi étirer le temps. On y découvrira aussi, et c’est plus inattendu, des regrets, des remords et une véritable tendresse pour cette famille de classe.
Des arbres à abattre revient sur une longue soirée « artistique ». C’est ainsi que les Auersberger, un couple d’artistes patentés, nomment ce dîner organisé avec tout le gratin du milieu artistique viennois autour du grand acteur dont tout le monde parle pour son dernier rôle dans une pièce d’Ibsen au Théâtre National. Les invitations se sont faites lors des funérailles d’une amie commune, Joana, artiste marginale à tous les sens du terme, qui s’est pendue à l’issue d’une interminable descente aux enfers. C’est à cette occasion que Thomas Bernhard s’est trouvé embringué dans cette soirée qui débute dans les ors et les velours d’un salon bourgeois, avec une conversation dosant savamment futilités, habileté de la médisance et souvenirs hypocritement relevés d’apitoiement joué sur la malheureuse dont on rappelle au passage l’alcoolisme… Elle s’achèvera, telle la Noce chez les petits-bourgeois, dans un désastre total. Le temps passant, la fatigue croissant, l’alcool aidant, les masques tombent, et se révèlent les égoïsmes, les compromissions, les mesquineries qui animent les uns comme les autres. Tout cela sous l’œil de Thomas Bernhard lui-même qui n’est venu qu’à reculons et opte pour une attitude détachée d’observateur ne se mêlant pas à un groupe auquel il entend rester étranger.
Le décor, une immense tournette en forme de cube de verre, permet d’aller de ce salon à la chambre où Joana se perd peu à peu. Des vidéos nous font pénétrer dans l’univers passé des uns ou des autres, celui de Joana, celui des deux jeunes créateurs censés représenter la génération montante dans l’art, la marche funèbre ayant accompagné Joana à sa dernière demeure. La vidéo surtout qui ouvre inopinément le spectacle sur un gros plan.
On y voit une jeune femme très belle répondre à une interview. Elle défend sa mission auprès des acteurs du Théâtre National, « leur apprendre à marcher ». Progressivement, son aisance se lézarde, on comprend que les acteurs boudent ses ateliers et l’on découvre la fragilité de Joana, incarnée par Marta Zięba, sublime comédienne solaire et dont la sensibilité à fleur de peau restitue la vulnérabilité de son personnage.
Petit traité d’hypocrisie
En quatre heures et demie, on a le temps de voir vivre les personnages, d’entrer dans leur intimité, de deviner leurs émotions, d’imaginer comment ils vont réagir. D’autant plus qu’ils contrôlent toute leur apparence et qu’il faut du temps pour percer la carapace. C’est sans doute ce qui a fait d’eux ce qu’ils sont parvenus à devenir : des artistes reconnus – surtout par les happy few que sont ceux qui ont « réussi » –, adulés, incontestés, et qui ont désormais pignon sur rue. La galerie de portraits, vue par Thomas Bernhard engoncé, vautré dans son fauteuil à oreilles, est impayable !
Tous les acteurs, très engagés, sont parfaits dans leur rôle. Il y a les Auersberger, madame très maîtresse de maison irréprochable, soprano en robe noire qui n’arrivera jamais à chanter ce soir-là (Halina Rasiakówna), et monsieur, facilement irascible sous des dehors bonhommes (Wojciech Ziemiański) ; Jeannie l’intellectuelle critique d’art qui va avoir de plus en plus de mal à cacher sa nymphomanie (Ewa Skibińska) ; les deux jeunes créateurs dûment percés et brushés, mal élevés et vantards, risibles, ridicules et insupportables, qui se posent des questions à deux balles sur l’art et la vie ; l’acteur du Théâtre National, enfin, qui, après s’être fait longuement attendre avec une belle goujaterie, empoisonne ses hôtes, qui n’osent interrompre cet important personnage, d’un discours-fleuve d’une irrésistible vanité (Jan Frycz). Le seul à bâiller ostensiblement, à couper le grand acteur de divers borborygmes dont on ne sait au début d’où ils proviennent, est Krystian Lupa lui-même, mal dissimulé dans une coursive en hauteur, en écho à Thomas Bernhard lui-même.
L’usure du temps
Et Joana dans tout cela ? Qui pense encore à elle ? Sans faire semblant ? Pas seulement pour l’enfoncer davantage de jugements définitifs lui imputant à elle seule l’explication de son suicide, histoire d’oublier que leur abandon, leur rejet, a sans doute précipité sa chute ? À l’instar de Thomas Bernhard lui-même qui se rappelle comment il lui apportait des bouteilles pour mieux s’en débarrasser. Mais ces souvenirs sont, on le devine grâce au jeu tout en finesse de Piotr Skiba, loin de tout cynisme, au contraire empreints de remords, annonçant déjà les derniers mots de l’auteur, disant à la fois combien il les méprise tous et combien ils lui sont chers. Moment magnifique d’émotion… d’autant qu’il succède à une sorte de méditation qui irrigue le spectacle sur l’usure du temps, sur la déchéance des âmes, le rétrécissement des espoirs et des rêves…
Ce temps que Bernhard et Lupa sont virtuoses à nous faire toucher du doigt, le premier par l’écriture, l’autre par l’utilisation très personnelle du temps du théâtre, ce temps qui s’étire, qui se donne à ressentir en valeur quasi réelle (puisqu’il faut créer l’illusion de l’ennui, ennuyons-nous, vraiment), qui fait comme une croûte immobile brutalement rompue par des déflagrations de violence et de vérité.
On sort de là ébloui, commotionné… On doublerait bien la mise… ¶
Trina Mounier
Wycinka Holzfällen, d’après Thomas Bernhard
Première en France
Texte : Thomas Bernhard
Traduction : Monika Muskała
Adaptation, mise en scène, scénographie et lumière : Krystian Lupa
Avec : Bożena Baranowska, Krzesisława Dubielówna, Jan Frycz, Anna Ilczuk, Michał Opaliński, Marcin Pempuś, Halina Rasiakówna, Piotr Skiba, Adam Szczyszczaj, Andrzej Szeremeta, Ewa Skibińska, Marta Zięba, Wojciech Ziemiański
Costumes : Piotr Skiba
Musique : Bogumił Misala
Vidéo : Karol Rakowski, Łukasz Twarkowski
Assistanat à la mise en scène : Oskar Sadowski, Sebastian Krysiak, Amadeusz Nosal
Photos du spectacle : © Nathalie Kabanov
Photo de Krystian Lupa : © Piotr Skiba
Production : Teatr Polski à Wrocław
Avec le soutien du ministère de la Culture et du Patrimoine de Pologne et l’Institut polonais de Paris
Spectacle en polonais surtitré en français
La Fabrica à Avignon
Site internet : www.festival-avignon.com
Réservations : 04 90 14 14 14
Du 4 au 8 juillet 2015 à 15 heures
Durée : 4 h 20 entracte compris
De 28 € à 10 €