Chavirée par l’Ymer
Par Léna Martinelli
Les Trois Coups
Cette année, triple commémoration à l’Île d’Yeu, dont le centenaire d’un sauvetage. Clément Bertrand s’est emparé de cette tragique odyssée pour la conter sur scène, aux côtés de deux musiciens, Roland Bourbon et Fred Cazaux, avec les illustrations projetées de Benjamin Flao. Fabuleux !
1917 : une année sombre. Au cœur d’un passage maritime stratégique, l’Île d’Yeu s’enlise dans la guerre, notamment sous-marine. Après trois chalutiers coulés dès janvier, deux catastrophes marquent ensuite les esprits : le sauvetage des rescapés de l‘Ymer, une baleinière norvégienne torpillée, et le naufrage du Sequana, en juin. La premier fait onze morts, dont six sauveteurs et le second 207 victimes. Bien que loin des tranchées, l’île est sous le choc.
Pour les célébrations, la mairie a passé commande à Clément Bertrand, enfant de l’île et surtout artiste hors-pair : « J’ai eu toute latitude. La seule directive : évoquer aussi le Sequana qui transportait des tirailleurs sénégalais en partance pour le Front, coulé six mois après l’Ymer au large de l’île. Je m’appuie sur l’histoire de héros pour parler aussi des oubliés. »
Hommage aux héros, comme aux oubliés de l’histoire
Clément vient de ce « caillou » entouré de bleu, cette île au large de l’Atlantique. Auteur, compositeur, musicien et interprète, on cite souvent Ferré, Lantoine, Miossec, Leprest dans ses influences. C’est que le jeune homme, né en 1982, tâte de la poésie avec beaucoup de talent. Il touche même au conte, voire au théâtre ou au cinéma.
Cette fois-ci, parmi ses compagnons de voyage : l’historien Jean-François Henry, auteur de L’Île d’Yeu dans la Grande Guerre. Dans une vraie démarche de recherche, Clément a consulté les archives, recueilli des témoignages et même refait le trajet à bord du Mutin, navire école de la Marine nationale. C’est d’ailleurs, là, dans un moment de recueillement, qu’il a écrit une partie de son texte. Après une résidence de plusieurs jours, lui et ses acolytes ont présenté leur création, lors d’une soirée unique, mémorable, qui redonne non seulement vie à ces disparus (« Des noms offerts au néant / Pour des frères paumés en mer »), mais rend un magnifique hommage à « ceux qui sortent en mer quand tout le monde rentre » et dénonce aussi l’absurdité de la guerre.
Fidèle à la réalité, l’Ymer fait revivre les marins, avec leurs histoires et leurs états d’âme. Des existences rudes restituées par l’âpreté des mots et les phrases qui claquent. Autant d’éclats traduits par le verbe heureux, des trésors en fond de cale. Des vies fracassées et des destinées englouties laissant 25 orphelins. L’auteur ne s’est pas cantonné aux figures. Il campe des personnages saisis par une expression. Et elles sont fleuries dans cette contrée ! Nous sommes suspendus aux lèvres de l’interprète, presque en intimité avec chacun d’eux.
Avec sa voix éraillée qui semble avoir connu tant de tempêtes, Clément déroule le récit, à une cadence bien étudiée. On assiste à la dérive incontrôlable du canot de sauvetage Paul Toureil jusqu’en Bretagne, on s’accroche à la vie et on tutoie la mort. Voilà un conte-fleuve qui coule, un récit qui a du souffle ! La gouaille du chanteur sied décidément bien au genre. Son lyrisme et son ironie mordante, aussi. Il donne à voir « les embruns, la conn’rie, la poisse, la mort froide et rapace ». – 17°, on n’avait jamais vu ça ! Clément trouve le ton juste, entre témoignage et poème, pour exprimer la réalité et l’élan vital. Une lumière nimbe les interprètes, toujours sobres et pudiques.
Un hymne formidable à la vie
Entre grâce nonchalante et puissance tranquille, Clément nous embarque avec ses mots bleus, ses syllabes glacées et ses consonnes en chair et en os. Tout aussi finement travaillée, la matière sonore puise dans un univers éclectique, avec des percussions originales et des rythmes d’Afrique en fin de spectacle. La partition emprunte au contemporain ses assonances et à l’électro ses sonorités étranges. Des couleurs musicales arc-en-ciel qui se marient parfaitement avec les remarquables illustrations projetées derrière les interprètes. Un coup de crayon rare qui mériterait aussi une édition, en accompagnement du beau texte de Clément.
Mots, sons et images illustrent magnifiquement les valeurs de courage, d’entraide et de fraternité. Le spectacle s’achève d’ailleurs sur le témoignage de Noé Devaud, l’héroïque patron du canot de sauvetage et survivant de la tragédie : « Je suis resté à ma barre 31 heures sans m’asseoir, 51 heures sans manger. Mon beau-frère s’est trouvé près de moi au dernier moment. II m’a dit : » Je n’en peux plus. Adieu va ! » Il est mort avec des glaçons qui l’enveloppaient. C’est le destin du marin […] nous ne savions pas que c’étaient des Norvégiens qui étaient en péril, […] seulement que c’étaient des marins en détresse. Si ç’avait été des Allemands […], on les aurait secourus tout de même ! Ça se doit ! »
Un siècle plus tard, c’est une tempête d’un autre genre au Ciné Islais. Mais quelle intensité ! Littéralement chavirés, beaucoup n’en menaient pas large. Mais ce souvenir des marins péris en mer fournit aussi l’occasion de dénoncer l’horreur de la guerre tout en proposant un formidable hymne à la vie. Un message universel à diffuser le plus largement possible, à commencer par d’autres ports : ce spectacle doit voyager et être vu par un public de tout bord. ¶
Léna Martinelli
Ymer, de Clément Bertrand
Site de Clément Bertrand ici
Avec : Clément Bertand (livret, narration, chant), Roland Bourbon (percussions, claviers), Fred Cazaux (claviers, programmations)
Dessins : Benjamin Flao
Son : Eddie Taraud
Durée : 50 minutes
Photo : © Oya Films
Ciné Islais • 4, rue du petit-Chiron • 85350 L’Île d’Yeu
Dans le cadre de la Fête de la Mer
27 mai 2017, à 18 heures
Entrée libre