« Yukonstyle », de Sarah Berthiaume, la Colline à Paris

Crépuscule boréal

Par Fabrice Chêne
Les Trois Coups

Célie Pauthe, artiste associée à la Colline, avait déjà montré tout son talent avec des mises en scène consacrées à Eugène O’Neill et Thomas Bernhard. Non sans audace, et avec une égale réussite, elle s’empare d’une œuvre d’une jeune dramaturge canadienne, Sarah Berthiaume.

Le Yukon, c’est le nord-ouest du Canada, frontalier avec l’Alaska. Une région dont la devise, Larger than life, est déjà tout un programme. L’hiver, il y fait moins quarante, et les hivers sont longs… C’est précisément dans cet univers rude et inhospitalier que Sarah Berthiaume a situé l’intrigue de sa pièce, une histoire de familles brisées et d’êtres à la dérive. Quatre personnages vont y confronter leur solitude et leur mal de vivre : Yuko, une Japonaise exilée qui porte le deuil de sa sœur ; Garin, orphelin muré dans son mutisme, vivant dans le souvenir obsédant de sa mère assassinée ; son père, Dad’s, un homme vieillissant et alcoolique ; et enfin Kate, jeune fugueuse de 17 ans déposée là par hasard par un bus Greyhound.

Si le spectateur français est dépaysé, ce n’est pas seulement pour des raisons de latitude. Bien plutôt parce que Sarah Berthiaume, qui a déjà créé plusieurs spectacles à Montréal, écrit dans un français plein d’anglicismes et de québécismes, que Célie Pauthe a tenu à conserver, sans que pour autant les comédiens cherchent à imiter l’accent canadien. En québécois, faire du stop se dit « faire du pouce », « comme ça » devient « de même », quelqu’un est « trustable » s’il est digne de confiance, un garçon est « beau comme un truck » (camion). Une langue déroutante au début, mais aussi un idiome truculent et plein de vitalité, en particulier dans la bouche de Kate (Flore Babled), l’adolescente dont l’énergie communicative finira par devenir synonyme de rédemption.

Chef-d’œuvre de précision

Chacun des spectacles de Célie Plauthe est un petit chef-d’œuvre de précision. La metteuse en scène excelle à révéler toutes les nuances d’un texte, à en faire percevoir toutes les harmoniques. Ainsi, ces moments où les dialogues cèdent la place à de courts monologues mi-narratifs, mi-poétiques, moments suspendus où les personnages deviennent presque extralucides. C’est que la pièce, sans rien dissimuler de la déchéance de ses personnages, de la trivialité de leur quotidien, y mêle une forme de spiritualité empruntée à la mythologie indienne. Ce qui donne lieu à des visions, des scènes où les repères spatio-temporels vacillent, et à cet égard, le beau travail scénographique de Guillaume Delaveau ainsi que les lumières de Joël Hourbeigt se révèlent précieux.

Cette histoire a quelque chose à voir avec une histoire de fantôme. Ce fantôme, c’est celui de la mère de Garin, cette Indienne assassinée surnommée Goldie. Sarah Berthaume fait ici allusion à un fait-divers tragique : l’assassinat de 49 femmes, dont une majorité de prostituées d’origine indienne, par le tueur en série Robert Pickton *. Cette Goldie, en tant que victime de la folie meurtrière de l’homme blanc, prend une dimension mythique et finit par résumer la malédiction qui plane sur son pays. Célie Pauthe met en place un à un les éléments de son puzzle et introduit une dimension musicale en faisant entendre Heart of Gold de Neil Young, un compatriote que Sarah Berthiaume cite dans la pièce.

Quatre comédiens formidables

Le choix des comédiens apparaît tout aussi judicieux. Tous les quatre sont formidables. Cathy Min‑jung se glisse avec finesse dans le rôle de Yuko, au prénom prédestiné. Que fait‑elle là, cette Japonaise ? Elle a choisi l’endroit de la planète où l’on trouve le moins de Japonais. D’ailleurs, on la prend pour une Indienne. Ce qui ne sera pas sans compliquer ses relations avec Garin, interprété par un Dan Artus impressionnant de souffrance rentrée. Jean‑Louis Coulloc’h, méconnaissable, réalise quant à lui une performance confondante dans le rôle du père alcoolique. Mais c’est Flore Babled qui, en adolescente naufragée des bus Greyhound, constitue la meilleure surprise de ce spectacle. Inénarrable avec ses bottes à plate-forme, sa naïveté et son franc-parler, elle excelle dans le rôle de Kate, à la fois fille perdue et ange salvateur. 

Fabrice Chêne

* Inspiré du même fait-divers qui a traumatisé le Canada, signalons le magnifique recueil de nouvelles de l’écrivain canadien Nancy Lee, Dead Girls (10/18), à lire absolument.


Yukonstyle, de Sarah Berthiaume

Mise en scène : Célie Pauthe

Avec : Dan Artus, Flore Babled, Jean‑Louis Coulloc’h, Cathy Min‑jung

Collaboration artistique : Denis Loubaton

Scénographie : Guillaume Delaveau

Assistant scènographie : Tomoyo Funabachi

Son : Aline Loustalot

Costumes : Marie La Rocca

Lumières : Joël Hourbeigt

Images : Guillaume Delaveau, assisté de François Weber

Regard chorégraphique : Thierry Thieû‑niang

La Colline • 15, rue Malte‑Brun • 75020 Paris

Métro : Gambetta

Réservations : 01 44 62 52 52

www.colline.fr

Du 28 mars au 27 avril 2013, du mercredi au samedi à 21 heures, le mardi à 19 heures, le dimanche à 16 heures

Durée : 2 heures

29 € | 24 € | 20 € | 14 €

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