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« La Disparition du paysage », de Jean-Philippe Toussaint, Théâtre des Bouffes du Nord

La-Disparition-du-paysage- Jean-Philippe-Toussaint-Aurélien-Bory-Denis-Podalydès © Aglaé Bory

Jusqu’au bout du souvenir 

Par Florence Douroux
Les Trois Coups

C’est à un voyage aux confins de la mémoire et de la vie que nous convie, au théâtre des Bouffes du Nord, le sociétaire de la Comédie-Française Denis Podalydès dans un monologue écrit pour lui par Jean-Philippe Toussaint : « la Disparition du paysage ». Un récit sobre et percutant, porté par le jeu vibrant et tout en retenue du comédien, dans une scénographie très inspirante d’Aurélien Bory. Une perte de repère jusqu’au vertige.

C’est la première fois que Jean-Philippe Toussaint écrit pour le théâtre. Il évoque avec force l’effort presque insensé d’un homme dans sa volonté de reconstituer l’ultime pensée précédant la survenance d’un drame. Le narrateur, seul, en fauteuil roulant, cherche à se souvenir. Que s’est-il passé juste avant ce temps arrêté ? Face à sa fenêtre, corps en déroute et mémoire à la dérive, il scrute le paysage. Et ausculte sa pensée émiettée. Jean-Philippe Toussaint est connu pour ses romans au style minimaliste. La pièce n’y déroge pas.

Raconter l’indicible

La première image est celle du fauteuil. Denis Podalydès vient s’y assoir, dos au spectateur. Une fenêtre immense apparaît, ouvrant sur une mer de nuages en mouvement. Une vue d’avion avec horizon azur. Un monologue commence : les mots défilent, flottent dans un monde qui est déjà un entre-deux. Le récit est à la 1ère personne, c’est un drame intime qui se joue. Pas d’autre lien avec l’extérieur que cette fenêtre, avidement observée. Un jour qui n’est pas comme les autres, des ouvriers apparaissent sur le toit du casino, en vis-à-vis. D’abord symboles de vie et de mouvements, les travaux révèlent progressivement une implacable vérité : un mur s’érige, qui va engloutir la vue et refouler la lumière. Le visible réduit au béton.

La-Disparition-du-paysage- Jean-Philippe-Toussaint-Aurélien-Bory-Denis-Podalydès © Aglaé Bory
© Aglaé Bory

Cette disparition du paysage est, on s’en doute, une métaphore de l’imaginaire qui s’épuise, de la pensée qui s’effiloche et se dilue. Monde extérieur, monde intérieur : on est en partance, tout au bord de la vie, dans une zone de no man’s land, dont l’horizon se rapproche, inéluctablement.

Dans une grande économie de geste, Denis Podalydès distille le temps avec une précision horlogère. Son phrasé méticuleux, presque précautionneux, évoque la difficulté à rassembler les morceaux d’une mémoire disloquée. Sa simplicité de jeu confère à ce texte saisissant une acuité encore plus grande. Pas d’épanchement, pas de chagrin, pas de douleur physique.

Ce qui se joue n’est pas de cet ordre-là. Nous sommes au bord du grand mystère. Une voix enquête et s’inquiète, interroge et se trouble. Cherche à dire jusqu’aux confins du souvenir, à reconstituer l’ultime pensée, repoussant autant qu’il est possible le mur du conscient. Que s’est-il passé juste avant ça ? Juste avant le blast et ce trou noir de la déflagration ? Suis-je en train de mourir ? Suis-je déjà mort ? Dans cet incertain, silhouette de plus en plus fantomatique, regard halluciné, Denis Podalydès excelle.

Figurer la mécanique de la pensée

La scénographie d’Aurélien Bory navigue très habilement entre l’image figurée et l’abstraction. Il raconte, en tout début de création que c’est en voyant Denis Podalydès faire le texte qu’il a imaginé la scénographie : « Tout à coup, l’histoire de la pensée en train de se faire, de se construire m’est apparue. J’ai compris que le dispositif devait apparaître comme une mécanique. Cette fenêtre, ce nuage, cette mécanique de la brume, c’est le mécanisme de la pensée ».

Ainsi la fenêtre est-elle figurée, mécaniquement, par un jeu de lumières et de rideaux : des formes géométriques se forment, se déforment, disparaissent pour ne laisser qu’un étroit filet, avant de s’agrandir en un espace béant. Autant de représentations élégantes d’une pensée en déroute qui se cherche. Les variations chromatiques nous entraînent dans ce grand flou, jusqu’à l’aveuglement total. Nous voguons en même temps que le narrateur, happés de temps en temps par des images concrètes, comme autant de ponctuations permettant de relier les points, si besoin était. Mais une telle scénographie laisse toute sa place à l’imaginaire, libre de s’envoler au-dessus du drame, au-delà de la pensée figée, de toute butée infranchissable. Au-delà. 

Florence Douroux


La Disparition du paysage, de Jean-Philippe Toussaint

Le texte est édité aux éditions de Minuit

Scénographie et mise en scène : Aurélien Bory

Avec Denis Podalydès, sociétaire de la Comédie-Française

Lumières : Arno Veyrat

Musique : Joan Cambon

Co-scénographie : Pierre Dequive

Costumes : Manuela Agnesini

Collaboration artistique et technique : Stéphane Chipeaux-Dardé

Durée : 1 h 10

Théâtre des Bouffes du Nord • 37 bis, bd de la Chapelle • 75010 Paris

Du 18 au 27 novembre 2021

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