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« Qui déplace le soleil », de Marie Piemontese, Théâtre l’Échangeur à Bagnolet

« Qui déplace le soleil » de Marie Piemontese © Marie Piemontese

Les tisserandes d’une épopée intime

Par Lorène de Bonnay
Les Trois Coups

Marie Piemontese délaisse un temps son costume d’actrice pour inventer et mettre en scène une belle pièce sur le tissage, le métissage, le passage. Sa fable intime et universelle, « Qui déplace le soleil », nous meut, dans tous les sens du terme.

D’abord, l’œil du spectateur parcourt un grand espace noir au sol luisant, rappelant vaguement une usine. Puis, un halo de lumière blanche et des lignes verticales commencent à s’écrire sur le plateau. La scénographie, épurée, comprend une quenouille suspendue, un portrait photographique et quelques objets épars. À partir du vide, de la figure de l’absent, se tissent alors des discours féminins relayés par une musique et des sons envoûtants. Tous ces signes scéniques sont une invitation à l’imaginaire, à l’activité fabulante, au tissage de la matière dramatique.

Deux fileuses conteuses entremêlent donc leurs voix. Elles viennent d’ici et d’ailleurs, du monde présent, du conte africain et du mythe antique. Elles se répètent l’une l’autre, rectifient leurs propos, modulent leurs tonalités. Non seulement cet entrelacement, conduit d’une manière harmonieuse et soutenue, coud l’étoffe de l’intrigue, mais la polyphonie produit une musique simple et efficace.

Les narratrices, dans un rapport frontal au public, incarnent aussi des personnages : une logeuse accueille une jeune femme qui cherche une ville calme de province pour écrire. Cette dernière est hantée par son père, un couturier africain dont elle conserve une image. La rencontre de ces deux femmes, gardées par une figure tutélaire masculine, ne cesse de faire écho à Pénélope dans l’Odyssée : seule et sédentaire, cette dernière crée un vêtement pour combler une béance, pour se protéger des autres, pour immobiliser le temps et l’espace, jusqu’au retour de son époux héroïque. Car dans Qui déplace le soleil, il s’agit d’écrire ou d’écouter un récit pour transcender le manque, donner une forme à la mémoire oublieuse, fantasmer, créer, se libérer, se déplacer. En filant, dévidant et coupant les fils de leur toile, les deux Pénélope de la pièce peuvent devenir Ulysse, reprendre la marche.

« Qui déplace le soleil » de Marie Piemontese © DR
« Qui déplace le soleil » de Marie Piemontese © DR

Éloge de la relation

Marie Piemontese questionne le passage des frontières, la problématique actuelle de la migration, à travers trois figures proches de l’aède, du griot, des Moires ou Parques de la mythologie. On lui sait gré de trouver ce détour, cette distance délicate, pour évoquer un sujet sensible. La métaphore de la couture (ou du tissage, du filage) permet autant de parler de sujets sociétaux et politiques, que de littérature et de théâtre.

Les discours de la jeune femme écrivain d’origine africaine, agitée par des « voix », rapportant des récits de migrants noyés, évoquant son identité multiple, produisent un effet étrange et passionnant sur la logeuse. Cette dernière, jusque là pétrifiée dans sa maison, va ouvrir son imaginaire, va bouger. En réalité, une modification s’opère chez chacune des deux femmes. Une frontière se franchit. Au terme d’une confrontation qui va crescendo, d’un dialogue teinté de fascination et de répulsion, de candeur et de folie, quelque chose se produit, dans un lieu commun, provisoire, partagé. Magie incomparable du théâtre. Cette rencontre entre deux corps, deux générations différentes, deux actrices très présentes, aboutit à un vrai lien. Or, la relation singulière qui se noue entre les personnages, entre les comédiennes, est la plus belle façon de parler de l’altérité.

Le rythme de la pièce et l’enchaînement rapide des séquences entraînent ainsi le spectateur dans une « histoire en marche ». La création sonore « file », c’est-à-dire « prolonge les sons » du texte. La musique accentue les variations de registres, de tempo et d’intensité. La vidéo crée de la poésie, de la mémoire, de la couleur, de l’ailleurs ; elle coud ensemble des morceaux épars de réalités, d’identités. Enfin, le jeu des actrices, si complémentaires, tisse une forme à la fois banale, épique et étrange : Isabelle Lafon oscille avec subtilité entre une ironie facétieuse et un désenchantement, tandis qu’Aurore Déon passe de la fragilité, à l’étonnement ou à la transe, avec un grand naturel.

La pièce séduit donc par sa sobriété, son humilité, son refus des clichés, sa puissance épique, son ouverture : Marie Piemontese est bien la reine tisserande d’une toile toujours en devenir. 

Lorène de Bonnay


Qui déplace le soleil, de Marie Piemontese

Compagnie Hana San Studio

Mise en scène : Marie Piemontese

Avec : Aurore Déon, Isabelle Lafon (Maxime Tshibangu en partition filmée)

Durée : 1 h 15

Collaboration et vidéo : Florent Trochel

Musique : Antonin Leymarie et Le Magnetic Ensemble

Lumière : Jean-Gabriel Valot

Création sonore : Fabienne Laumonier

Photo : © Marie Piemontese

Théâtre l’Échangeur • 59, avenue du Général de Gaulle • 93170 Bagnolet

Du 12 au 16 septembre 2017, du mardi au samedi à 20 h 30

De 11 € à 14 € (gratuit pour les moins de 12 ans)

Réservations : 01 43 62 71 20

Tournée

– Du 16 au 18 octobre, Le Hublot, à Colombe

– Du 21 au 22 novembre à La Halle aux Grains, à Blois

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