Alors, partir ?
Par Frédéric Nau
Les Trois Coups
Entre théâtre et cinéma, Christiane Jatahy propose une adaptation originale des « Trois Sœurs », invitant le public à partager la temporalité incertaine des personnages.
Dans sa pièce, Tchekhov invente trois sœurs, comme trois manières de vivre le temps : Olga, ménagère industrieuse, qui s’efforce tant bien que mal de faire tenir debout, et sans trop de changement, la maison familiale ; Macha, mal mariée, qui se débat pour échapper à un ratage complet de son existence ; Irina, pleine d’élan et désireuse d’embrasser une vie qui lui semble gorgée de promesses. C’est aussi simple que ça et, en même temps, bien plus compliqué. Car ces êtres de fiction ont été doués par leur créateur de tant de contradictions, de tensions, de faiblesses, qu’à peine avons-nous l’impression de les avoir complètement saisis qu’ils se dérobent de plus belle à notre intelligence rationnelle et réductrice.
Toute la difficulté d’une mise en scène de Tchekhov, et particulièrement des Trois Sœurs, tient donc là : il faut bien donner à voir une interprétation de la pièce, sans pour autant en assourdir la fragile musique. Dès lors, il faut faire surgir cet instant ténu où les personnages, habités, certes, par le passé, n’en sont pas (encore) prisonniers ni n’ont vu toutes leurs espérances soldées par un avenir décevant. Pour aller au plus près de ce sentiment fugace d’être là, Christiane Jatahy a conçu un dispositif complexe, censé permettre au présent d’advenir sur scène. Dans une première salle, la pièce est jouée par les trois comédiennes et filmée par trois caméras (dont l’une est intégrée à l’intrigue et appartient à Irina). Les images obtenues sont mixées par Christiane Jatahy (qui utilise aussi, minoritairement, des vidéos issues des représentations antérieures) et projetées dans une seconde salle. Le public se répartit entre ces deux spectacles simultanés, distincts mais indissociables.
Un présent qui vient de basculer dans le passé
Les comédiennes expliquent bien le procédé au début de la pièce : le public qui assiste à la représentation théâtrale sait que ce qu’il voit est tendu vers un avenir, destiné à être regardé par d’autres ; et ces autres, devant l’écran cinématographique, ne peuvent ignorer qu’ils observent un présent qui vient de basculer dans le passé. Chacun de ces deux demi-publics peut, de surcroît, rêver à l’autre, à cette absence si sensible, qui hante l’expérience d’un présent ainsi traversé par un autre lieu et une autre temporalité.
La complémentarité du théâtre et du cinéma opère pleinement et contribue vraiment à engager le spectateur dans le monde des sœurs tchékhoviennes. Ce dispositif, tel qu’il a été réalisé au Théâtre de la Colline, n’est tout de même pas exempt de lourdeur, puisque le public assiste successivement à la version filmée et à la version scénique de la pièce (ou inversement) : la répétition permet bien de relever les différences (étant donné que le film est un montage) et de jouer de la variété des points de vue (caméras, œil du spectateur), mais elle ne favorise guère l’échappée imaginaire, pourtant au cœur du projet. Du reste, Christiane Jatahy ne semble pas considérer que les deux parties de son adaptation doivent forcément être vues l’une à la suite de l’autre.
Un magnifique trio féminin
Alors, partir ? Partir, sinon à Moscou, du moins dans l’obscurité des rues parisiennes pour, éventuellement, revenir une autre fois et voir, non la suite, mais une variation possible du spectacle ? Oui, ce pourrait décidément être une idée, parce que, outre cette subtile expérience vécue, What If They Went to Moscow ? propose un magnifique trio féminin. Délestée des autres personnages, la pièce est resserrée autour des trois sœurs, interprétées avec une rare justesse par Julia Bernat, Stella Rabello et Isabel Teixeira.
Progressivement, le rituel festif se dérègle ; l’alcool libère et exacerbe les sentiments ; les désirs et les frustrations s’expriment de plus en plus puissamment, mais toujours délicatement. Ces Trois Sœurs se situent ainsi dans la lignée du Charme discret de la bourgeoisie de Luis Buñuel, du Festen de Thomas Vinterberg ou des premiers films de François Ozon. Déconstruction décapante des usages de l’homo modernus en famille, la pièce transmet une véritable jubilation au fur et à mesure que sautent les interdits.
La petite mélodie du vague à l’âme
Mais en même temps, derrière les cris de dispute ou de réconciliation, se fait entendre doucement la petite mélodie du vague à l’âme. Car Olga, Macha (ici rebaptisée Maria) et Irina savent bien que, malgré leurs gesticulations, elles auront bien du mal à sauver leurs vies du désastre. Christiane Jatahy a, d’ailleurs, eu la bonne idée d’introduire plusieurs fois de la musique : Irina joue de la guitare, exprimant à la fois ses espérances et sa rage. Et puis surtout, comme c’est une fête, les personnages dansent – moment où les corps se lâchent, se relâchent, s’effleurent ou se heurtent. Enfin, il y a la musique mélancolique de la langue portugaise…
La fin du spectacle, plus onirique, marque un passage plus complet dans le monde des rêves. Et c’est cette fois plutôt Raúl Ruiz qui semble faire un bref retour parmi nous. Un peu moins originale dans l’imaginaire qu’elle développe (l’eau des désirs, la hantise de l’enfance, les fantasmes sexuels…), cette partie a tout de même le notable mérite de terminer What If They Went to Moscow ? en ouvrant grandes les portes du possible. « Nous voudrions parler du désir de changer et de la difficulté de changer », dit Irina au début de la représentation. Avec cette Irina-là, avec ses deux sœurs, oui, nous en avons envie. On essaye ? ¶
Frédéric Nau
What If They Went to Moscow ?, d’après les Trois Sœurs d’Anton Tchekhov
Mise en scène : Christiane Jatahy
Adaptation, scénario et montage : Christiane Jatahy
Coopération au scénario : Isabel Teixeira, Julia Bernat, Stella Rabello et Paulo Camacho
Avec : Julia Bernat, Stella Rabello, Isabel Teixeira
Photographie et vidéo live : Paulo Camacho
Création des décors : Christiane Jatahy et Marcelo Lipiani
Costumes : Antonio Medeiros et Tatiana Rodrigues
Musique : Domenico Lancellotti
Lumières : Paulo Camacho et Alessandro Boschini
Conception sonore : Denilson Campos
Musicien et technicien vidéo : Felipe Norkus
Ingénieur du son : Ben Hur Correa
Mix live (cinéma) : Francisco Slade
Régisseur plateau : Thiago Katona
Régisseur lumière : Leandro Barreto
Photo : © Milena Abreu
Coordination de la production et de la tournée : Henrique Mariano
Production : Cia Vértice de Teatro ; coproduction le Centquatre-Paris, Zürcher Theater Spektakel (Zurich), S.E.S.C. (Serviço social do comércio-Brésil)
Théâtre de la Colline • 15, rue Malte-Brun • 75020 Paris
Billetterie : 01 44 62 52 52, du lundi au samedi de 11 heures à 18 h 30, le jeudi de 13 h 30 à 18 h 30
Représentations : du 1er au 12 mars 2016 du mardi au samedi à 19 h 30 et le dimanche à 15 h 30
Durée : 3 h 40 avec entracte
Tarifs : de 14,50 € à 29,50 €
Spectacle en portugais surtitré en français